La lettre de ''L'Express''

Nouvelle saisie de L'Express. Se révolte au nom de la liberté de la presse.
Une sonnerie déchire la nuit. Angoisse. Lumière. Téléphone. La voix de notre administrateur : « L'Express » a été saisi.
Il est cinq heures du matin. C'est la cinquième fois que le scénario se répète depuis le 13 mai. Mais en général les ministres ont la bonté de se décider avant minuit. Cette fois, les délibérations du « gouvernement » ont donc été plus laborieuses.
Curieusement, nous n'avions précisément, cette semaine, aucune appréhension. L'article de P.-M. de La Gorce, qui nous vaut la sollicitude des pouvoirs, nous n'en sous-estimions pas l'importance, au contraire. Nul problème n'est peut-être aujourd'hui plus important que celui dont il traitait : celui des jeunes gens dont la conscience se révolte au moment de servir en Algérie.
Sur le fond, nous avons déjà pris clairement position ici. Mais que cela plaise ou non, le problème existe. Et il est tragique. Et si nous le ressentons, intensément parce que, très proches de nous, des jeunes gens atteignent l'âge de l'incorporation, c'est, chacun le sait bien, un problème qui concerne intimement toute la nation.
Une conférence de presse organisée en plein Paris, la semaine dernière, par M. Francis Jeanson, bien qu'il soit « recherché » par la police, avait révélé à ce sujet un certain nombre de faits. Et, mardi après-midi, nous nous
interrogions : devions-nous, oui ou non, rapporter ces faits ? L'article de P.-M. de La Gorce, pondéré, sérieux, strictement informatif, était irréprochable. Nous hésitions cependant...
A six heures, nous parcourions les éditions de la presse du soir : la conférence de presse de M. Francis Jeanson était largement rapportée dans « Paris-presse » par un reporter français qui s'y trouvait en personne, et elle était présentée de telle sorte que l'article ne pouvait échapper au lecteur le moins attentif.
La vente de ce journal gouvernemental s'effectua librement. Dès lors, nous n'avions plus à tergiverser sur l'opportunité de diffuser à notre tour les informations de P.-M. de La Gorce.
Pourtant, jeudi, dans la nuit, « L'Express » était saisi.
Jamais les choses n'auront donc été plus claires. Quand le « gouvernement » saisit « L'Express », ce n'est pas pour empêcher la diffusion de telle ou telle information. C'est parce que toute occasion lui est bonne de nous affaiblir par des ponctions d'argent considérables et de tenter de créer ainsi le pire des réflexes, celui qui émascule désormais, il faut bien le dire, presque tous les journaux français : l'auto-censure.
La liberté de la presse doit être maintenue « dans les limites où elle ne risque pas de troubler l'ordre public » ? Jamais un gouvernant américain ou anglais n'oserait risquer une telle formule. Mais soit, admettons. Il y a donc
deux presses aux yeux du « gouvernement » français ? Celle que l'on protège et celle qu'il faut détruire ?
La question pouvait se poser : la réponse ne fait désormais plus de doute.
Interrogé par M. Diligent, député M.R.P. du Nord, sur le principe des saisies, M. Louis Terre-noire, ministre de l'Information, répondait le 9 avril que « le recours à ce procédé doit conserver un caractère tout à fait exceptionnel ».
Si nous avions douté du caractère « exceptionnel » que « L'Express » présente aux yeux de M. Terrenoire, un petit fait supplémentaire nous eût d'ailleurs édifiés :
Radio-Luxembourg avait organisé, pour jeudi matin, dans le cadre de l'émission « Face à la presse », un débat sur la liberté de la presse entre M. Terrenoire et quatre journalistes, représentant respectivement « France-soir », « Le Progrès de Lyon », « Le Monde » et... « L'Express ».
M. Terrenoire accepta le principe, agréa les deux premiers interlocuteurs soumis à son approbation, mais désigna nommément le seul rédacteur du « Monde » avec lequel il consentait à s'entretenir. Je devais représenter notre journal dans ce débat.
— Quoi ? dit M. Terrenoire. Françoise Giroud ? Je n'en veux pas.
Merci, M. le ministre.
C'est un hommage que, involontairement je n'en doute pas, vous venez de me rendre là.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express