La lettre de ''L'Express''

Procès de Pierre Jaccoud. Qu'il soit coupable ou innocent « Il restera toujours que, le masque arraché, l'homme apparaît dans tout le tragique de sa condition : impuissant, en dépit d'un mécanisme intellectuel brillant et rigoureux, à maîtriser la passion
« Dans le jury, il y a cinq femmes, ce qui peut avoir une certaine importance... » (Frédéric Pottecher, à la T.V.)
« Cette proportion soulève des murmures et des commentaires... » ( J.-M. Théolleyre, dans « Le Monde ».)
« Don Juan va être jugé par cinq Elvires d'Helvétie. Sera-ce pour le châtier ou pour l'absoudre ? » (Madeleine Jacob, dans « Libération ».)
« N'anticipons pas sur cette participation féminine au jugement des hommes. » ( J.-B. Derosne, dans « L'Aurore ».)
Curieux, cette réaction quasi générale... Traduisez : cinq Zoulous ont été appelés à participer au jury qui déclarera Pierre Jaccoud coupable ou non du meurtre de Charles Zumbach, père de l'amant présumé de sa maîtresse. Et avec les Zoulous, sait-on jamais ?... C'est la voie ouverte à l'irrationnel, aux mouvements du cœur, aux dérèglements. Tandis qu'avec les hommes, n'est-ce pas, on sait. La preuve : voyez l'accusé.
52 ans, beau, riche, puissant, considéré au point que la haute société genevoise, où l'on juge de très haut les mœurs parisiennes, reçoit de bonne grâce cet homme marié en compagnie de sa maîtresse. Tout près d'accéder à l'une des plus hautes charges : le ministère de la Justice. . .
Pourtant — et quelle que soit maintenant l'issue du procès — coupable ou non coupable de meutre, il restera toujours que l'honorable Pierre Jaccoud dictait des lettres anonymes, que l'honorable Pierre Jaccoud, pendant qu'il étreignait le corps nu de sa maîtresse, la photographiait à son insu afin de « dégoûter » les amis de la jeune femme, que l'honorable Pierre Jaccoud eut le singulier et puéril réflexe de se faire blondir en Suède parce que l'on recherchait en Suisse un meurtrier brun. Il restera toujours que, le masque arraché, l'homme apparaît dans tout le tragique de sa condition : impuissant, en dépit d'un mécanisme intellectuel brillant et rigoureux, à maîtriser la passion, la jalousie, la peur.
Et c'est sans doute ce qui, dans ce procès, fascine.
La presse suisse s'est émue de voir l'intérêt trop vif à son gré que l'étranger y prend. Il est vrai qu'à l'origine le cas Jaccoud a éveillé une sorte de curiosité narquoise, celle qui accompagne toujours les affaires criminelles lorsqu'elles éclatent dans les milieux bourgeois. A fortiori, au sein d'une société volontiers puritaine. Mais aujourd'hui, est-ce bien en spectateurs satisfaits, et seulement en spectateurs, que l'on observe le déroulement quotidien du procès de Genève ?
La bicyclette, la gabardine souillée, le bouton arraché, le revolver, les astuces de Mr Flariot, les hésitations des témoins, tout ce côté Hitchcock de l'affaire, c'est ce qui amuse. Mais ce qui retient, c'est que chacun sent obscurément la nécessité d'apprendre que Pierre Jaccoud a tué. Alors, d'une certaine manière, tout rentrera dans
l'ordre. Entre le meurtrier et celui que l'idée du meurtre peut effleurer, nous savons qu'il y a une frontière, une sorte de frontière physique, celle qui sépare la pensée de l'acte. Si Pierre Jaccoud a tué, nous serons tranquilles : il sera,, aux yeux du monde, un criminel, un individu pitoyable peut-être mais taré, comme apparut il y a quelques mois le curé d'Uruffe. Tous ses actes, dès lors, deviendront clairs, car il est normal, n'est-ce pas, qu'un individu taré écrive des lettres anonymes, s'englue dans une liaison, mente, trompe, et, de dégradation en dégradation, accomplisse le pire forfait. Mouton noir introduit par inadvertance dans la bergerie des honnêtes gens, il ne restera qu'à l'expulser et à se rassurer : les moutons naissent noirs ou blancs ; simplement, certains savent se camoufler.
Mais s'il n'a pas tué ? Alors, l'affaire Jaccoud révélera ce que peut recéler d'abominable, d'incohérent et de fragile l'âme d'un homme (ou d'une femme), policé, intelligent, assidu aux offices, respecté, semblable, en somme — et même sensiblement supérieur — à ceux qui l'observent aujourd'hui et dont aucun accident n'a fait sauter le masque.
Espérons, oui espérons pour notre confort intellectuel, que Mr Jaccoud a tué. Et sous l'empire d'une grande passion. Affreux procès, celui qui se terminerait en nous fournissant, au lieu d'un héros tragique, la déprimante radiographie d'une âme d' « honnête homme »...

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express