La lettre de ''L'Express''

Retrace les évolutions du monde de cette dernière décennie.
Les libellules comptent par minutes et disent, lorsqu'elles racontent leur vie à leurs enfants : « J'avais vingt minutes lorsque j'ai rencontré votre père... ».
Les historiens comptent par siècles, les géologues par âges... Au rythme des hommes, le temps, notion relative, se compte par années. Et chaque fois qu'un zéro arrondit une dizaine, dans notre vie personnelle (30 ans, 40 ans ou 70 ans) comme dans la vie de notre siècle (1950, 1960), nous sommes conduits à faire halte, pour peser le passé et supputer l'avenir.
Si l'on en croit les résultats de l'enquête menée à travers le monde par l'Institut Gallup International, les Français considèrent que, de toutes les nations, l'U.R.S.S. est la mieux placée pour être satisfaite de ce qu'elle a réalisé au cours des dix dernières années, et la mieux assurée d'accroître sa puissance dans le futur.
De tous les événements dont ils furent témoins, c'est à la conquête de l'espace qu'ils accordent le plus d'importance.
Les réalisations scientifiques leur paraissent beaucoup plus remarquables, par exemple, que la formidable expansion économique de la Chine — citée par 5 personnes là où 47 mentionnent l'U.R.S.S.
Leurs pronostics pour les années à venir sont, dans l'ensemble, optimistes en ce qui concerne les affaires internationales. Six personnes sur dix estiment qu'aucune querelle sérieuse ne viendra menacer la paix, alors que 3 sur 100 seulement redoutent une guerre atomique.
Et s'ils prédisent chez eux une hausse générale des prix (60 %), un accroissement des impôts (61 %), des grèves et des conflits sociaux (53 %), du chômage (38 %), les Français considèrent en même temps que 1960 sera une année meilleure (35 %), ou du moins aussi bonne (37 %) que 1959, dont 47 % s'accordent à penser que ce fut une « bonne année ».
Des années futures, ils attendent avec confiance la victoire de l'homme sur la Lune et sur le cancer. Le programme s'arrête là.
Que valent ces pronostics ? Il faut bien le dire : rien. Mais ce qui s'appelle rien !
Ils traduisent avec éclat l'absence d'imagination dont nous sommes tous frappés lorsque nous cherchons à prévoir un avenir proche, individuel ou collectif, c'est-à-dire directement issu de notre présent.
Le monde en l'an 2000, chacun se sent capable d'en tracer la physionomie, et nul ne le conçoit calqué sur celui où nous vivons.
Tandis que le monde en 1970, qui pourrait dire par quoi il se distinguera sensiblement du nôtre ?
Tout se passe comme si nous étions incapables d'établir une corrélation entre nos théories, quelles qu'elles soient, sur le futur, et la réalisation quotidienne de quelques-uns des événements nécessaires pour que ces théories passent dans les faits.
Nous sommes semblables à des voyageurs assurés, au départ, de se retrouver le lendemain à mille kilomètres plus loin, mais qui affirmeraient en même temps : le train ne bougera pas.
Et pourtant, Dieu sait s'il a bougé, le train, pendant les dix années qui viennent de s'écouler.
Supposez qu'il revienne soudain en arrière et que nous nous retrouvions cette semaine à l'aube de 1950 : vous souvenez-vous comment se présenterait, dans ses grandes lignes et dans ses détails frivoles, le monde visible ?
Feuilletons-le un instant, par ordre alphabétique.

ALGERIE. Départements français d'Afrique du Nord, situés entre la Tunisie et le Maroc. Une tentative d'insurrection, destinée à arracher à la métropole l'égalité de droits entre les citoyens musulmans et les autres (collège unique, intégration) est énergiquement réprimée par le gouvernement de Gaulle (12.000 exécutions, selon le rapport officieux de la commission d'enquête). L'ordre est rétabli. Depuis 1945, rien à signaler.
DIX ANS APRES : Nouvelle tentative d'Insurrection, déclenchée en novembre 1954. Une armée de 400.000 hommes occupe le territoire sans parvenir à éteindre la rébellion. Bilan officiel des pertes en vies humaines : 250.000.

ALLEMAGNE. Pays d'Europe anéanti par les forces conjuguées de l'Amérique, de l'U.R.S.S., de l'Angleterre et de la France. Les forces armées de chacun de ces pays occupent une zone de l'Allemagne avec laquelle la paix n'est pas encore signée.
DIX ANS APRES : Puissance de l'O.T.A. N. (depuis mai 1955) qui participe à la conférence au sommet des Occidentaux, au même titre que la France et l'Angleterre.

ANNAPURNA. Sommet de l'Himalaya (8.078 m.) inviolé par l'homme.
DIX ANS APRES : Le vainqueur de l'Annapurna, Maurice Herzog, est ministre.

BARDOT (BRIGITTE) : Jeune fille qui harcèle les photographes de « Match ».
DIX ANS APRES : Jeune femme que harcèlent les photographes de « Match ».

BERIA. Chef de la police d'Etat soviétique.
DIX ANS APRES : Ennemi du peuple, liquidé en décembre 1953.

BOMBE A. Arme atomique, dont les Etats-Unis détiennent l'exclusivité mondiale.
DIX ANS APRES : Arme démodée que l'U.R.S.S. a possédée en mars 1950, les Anglais en 1952, et que la France fera exploser en 1960.

BOURGUIBA (HABIB). Avocat tunisien suspect. Il sera arrêté en janvier 52.
DIX ANS APRES : Président de la République tunisienne.

CHINE. Pays asiatique misérable, constitué depuis quelques jours (décembre 1949) en république populaire, sous la présidence de Mao Tsé-toung. Les Occidentaux nient son existence.
DIX ANS APRES : Puissance asiatique de 700 millions d'habitants. La plus grande armée du monde, le rythme d'accroissement économique le plus rapide du monde, le motif réel du rapprochement Eisenhower-Krouchtchev. Officiellement, les Etats-Unis et la France ignorent toujours son existence.

COMTE DE PARIS. Prétendant au trône de France. En exil au Portugal.
DIX ANS APRES : Prétendant au trône de France. Fournisseur principal des magazines illustrés des IVe et Ve Républiques, grâce aux fiançailles, aux mariages et aux naissances qui alimentent la chronique de sa famille.

COREE. Presqu'île asiatique dont seuls les Coréens et les professeurs de géographie connaissent la situation exacte.
DIX ANS APRES : Théâtre d'une guerre de trois ans, déclenchée en juin 1950 et terminée en juillet 1953, entre les Coréens du Nord soutenus par l'U.R.S.S. et les Coréens du Sud soutenus par les U.S.A. (2 millions de morts et de blessés).

GAULLE (CHARLES DE). Chef de parti (R.P.F.) qui espère reprendre le pouvoir grâce aux élections de 1951 où il présentera un candidat dans chaque département.
DIX ANS APRES : Président de la République jusqu'en 1965.

GHANA. N'existe pas.
DIX ANS APRES : Nom d'un Etat indépendant d'Afrique Noire, anciennement connue sous le nom de Gold Coast quand elle était colonie anglaise.

GUINEE. Colonie française d'Afrique occidentale.
DIX ANS APRES : République à laquelle Charles de Gaulle a proposé l'indépendance. Et qui l'a prise.

INDOCHINE. Colonie française d'Asie, en rébellion depuis novembre 1946. Un corps expéditionnaire français est chargé de rétablir l'ordre et s'y emploie, après une brève suspension d'armes pendant laquelle le gouvernement a refusé de conclure la paix, à Fontainebleau, avec Ho Chi-minh, chef politique de l'insurrection, considéré comme interlocuteur non valable.
DIX ANS APRES : Péninsule asiatique composée, de quelques pays indépendants, après que, le corps expéditionnaire français ayant été défait à Dien-Bien-Phu (en juin 1954), la France eut conclu la paix avec Ho Chi-minh (95.000 morts).

KELLY (GRACE). Jeune fille américaine qui fait un peu de cinéma.
DIX ANS APRES : Princesse monégasque qui ne fait plus que de la photo.

KROUCHTCHEV (NIKITA). Fonctionnaire soviétique peu connu, qui a peur de Staline.
DIX ANS APRES : Chef de l'Etat soviétique (après le limogeage de Malenkov, en février 1955 ; de Molotov, en juin 1956 ; de Boulganine, en septembre 1958), vedette de la télévision américaine et maître de la diplomatie mondiale.

LUNE. Astre.
DIX ANS APRES : Cible.

McCARTHY (JOE). Sénateur américain illuminé
DIX ANS APRES : Sénateur américain éteint.

NASSER (GAMAL). Colonel de l'armée royale égyptienne.
DIX ANS APRES : Chef de la République égyptienne.

NEGUIB. Général de l'armée royale égyptienne.
DIX ANS APRES : Ancien chef de la République égyptienne,

PERON (JUAN). Maître tout-puissant de la République argentine.
DIX ANS APRES : Veuf en exil.

QUOIREZ (FRANÇOISE). Jeune cancre, candidate à la première partie du baccalauréat.
DIX ANS APRES : Françoise Sagan.

SAHARA. Etendue désertique, où les chameaux cherchent de l'eau.
DIX ANS APRES : Source de revenus, de convoitises et de pétrole... Premier forage : mars 1954.

SHAH. Empereur d'Iran qui cherche une deuxième épouse capable de lui donner un héritier mâle. Il épousera Soraya en février 1951.
DIX ANS APRES : Empereur d'Iran qui vient de prendre une troisième épouse dans l'espoir d'obtenir un héritier. Cette histoire s'appelle, non sans indécence, dans les magazines français, « Conte des Mille et Une Nuits ».

SUEZ. Canal contrôlé par les forces britanniques par lequel passent toutes les fortunes françaises.
DIX ANS APRES : Industrie nationale égyptienne.

SULTAN DU MAROC. Souverain d'un territoire d'Afrique du Nord placé sous protectorat français.
DIX ANS APRES : Souverain d'un territoire indépendant d'Afrique du Nord, momentanément déposé et exilé à Madagascar par le gouvernement français.

Faut-il poursuivre ce jeu à la fois angoissant et excitant ?
Il n'a pas fallu dix ans pour que M. Foster Dulles, champion de la guerre froide, vienne au pouvoir, disparaisse en même temps que sa doctrine et soit oublié.
Il n'a pas fallu dix ans pour que M. Georges Bidault, président du Conseil à l'aube de 1950, étoile du M.R.P., père de l'Alliance Atlantique, président du Conseil national de la Résistance, maître de la diplomatie française jusqu'en 1954, soit exclu de son parti et ne représente plus qu'un jeton dans la cagnotte fasciste.
Il n'a pas fallu dix ans pour que le phénomène Poujade naisse, éclate et agonise.
Il ne faudra pas dix ans pour que les pièces du puzzle qui constituent aujourd'hui notre vie nationale et internationale soient secouées, mélangées, modifiées, remplacées, pour que la trame du présent craque en même temps que se tisse celle du futur.
Dix ans, cela est court, cela est long, cela est riche. De quoi les années 60 seront-elles faites ? Le sage n'est pas de prophétiser, à partir d'hier, ce que sera demain, mais, selon le conseil que donnait Paul Valéry, de « se tenir prêt à tout ou à presque tout... de conserver dans nos esprits et dans nos cœurs la volonté de lucidité, la netteté de l'intellect, le sentiment de la grandeur et du risque de l'aventure extraordinaire dans laquelle le genre humain s'est engagé... ». Et aussi de l'aventure non moins extraordinaire, imprévue, passionnante, terrible, bondissante et rebondissante que représente toute vie d'homme et, dans toute vie d'homme, une décennie.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express