La lettre de ''L'Express''

Publication du « Barodet »
L'ouvrage le plus subversif de l'année vient de sortir des presses. La parcimonie de l'éditeur en réduit malheureusement la diffusion aux seuls auteurs. Ils sont, il est vrai, cinq cent quatre-vingt-dix, les uns fameux, les autres obscurs, qui ont collaboré à la rédaction de ces deux forts volumes dont nous publions cette semaine les extraits les plus instructifs.
L'ensemble s'intitule : « Recueil des textes authentiques des programmes et engagements électoraux des députés prosternés élus à la suite des élections générales » et, plus familièrement, « le Barodet ».
Barodet (Désiré) était un bon républicain, même sous l'Empire, un bon radical, c'est-à-dire un homme d'extrême-gauche, soutenu par Gambetta contre le candidat de M. Thiers aux élections de 1873, et six fois réélu.
Pour toutes ces raisons, il estima que les paroles ne devaient point s'envoler, ni les électeurs être volés. Il obtint donc du Parlement la publication régulière des programmes et engagements électoraux. La tradition demeure. Grâce à quoi, l'Annuaire des Girouettes 1956-1960 peut être désormais consulté, lecture qui va, pour peu que l'on y pense, bien au-delà d'un amer divertissement.
Le grave n'est pas qu'un homme, fût-il député, change d'avis, ni que ses opinions évoluent, même un peu vite.
Le dangereux n'est pas l'homme qui, fût-il député, trompe ceux dont il sollicite la confiance en leur proposant un plan d'action dont il sait par avance qu'il ne s'y
conformera pas.
Jusque-là, il n'y a matière qu'à s'inquiéter de la nature humaine qui donne sur d'autres points autant de raisons de se rassurer.
Non, l'angoissant c'est ce que de si promptes palinodies révèlent l'incompétence dans la conduite des affaires publiques.
Les croire influençables ou insincères, c'est leur faire bien de l'honneur. Ils ne se montrent qu'impuissants à concevoir en même temps des idées et leur application, ce que l'on pourrait cependant considérer comme l'essence même de la politique.
Hors du pouvoir, ils se font des idées, celles dont le « Barodet » a le mauvais goût de perpétuer l'écho. A aucun moment, ces hommes dits « politiques » ne se demandent comment ces idées pourraient trouver application dans la réalité.
Que survienne le temps du pouvoir, et ils se voient très vite incapables d'accorder les vues de leur esprit aux exigences de l'action quotidienne. Alors — c'est tellement simple — ils y renoncent.
Ce sont des voyageurs qui décideraient, en théorie, la nécessité d'aller de Paris à Alger. Passe le cheval du pouvoir : ils le montent, découvrent l'existence de la Méditerrané, et s'en retournent.
Engagés, ils pourraient encore chercher comment franchir l'obstacle et, tout en manœuvrant, garder en vue leur objectif. Mais, une fois au pouvoir, ils ne sont plus préoccupés que de ne pas être désarçonnés. Demeurer en selle devient l'objectif. Et, pour l'atteindre, il ne s'agit plus que de savoir « se faire mou » en ayant l'air dur, et suivre les pistes sablées. Aller à Alger ? De quoi parlez-vous ? Ils entendent mal, de si haut. Et ont-ils vraiment jamais dit qu'il fallait y aller ?
Ils l'ont dit. Le « Barodet » en témoigne. Ils le redirent. La vie parlementaire en témoigne. Mais entre temps, s'ils nous remettent toujours sur la route qui mène à Canossa — ou à Suez — c'est parce qu'il n'y a pas de véritable homme d'Etat qui n'ait eu les intentions de ses actions.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express