La lettre de ''L'Express''

Extraits de lettres de civils vivant en Algérie, mention des derniers chiffres des morts. S'interroge sur les raisons de mener ce combat.
« Libéré du service militaire il y a deux mois, je ne puis libérer mon esprit de tout ce qui m'a hanté durant vingt-trois mois d'Algérie... La vérité est insoutenable pour un seul, le fardeau est trop lourd... Ce que nous ressentons, nous ne pouvons le garder en nous. Ça ronge... » C'est un jeune homme de Maine-et-Loire qui écrit. Sa lettre a six pages. Elle est terrible. Que faut-il en faire ?
« Ma sœur, institutrice à l'école de X..., a été arrêtée. Elle a 51 ans passés, elle a fait deux ans de prison pendant le temps de Vichy pour faits de résistance qui lui avaient valu une condamnation à dix ans de travaux forcés. Qu'a-t-on fait d'elle ? Vous comprenez mon angoisse ? Et à qui m'adresser ? »
C'est une femme qui écrit. Sa lettre est brève. Elle est violente. Que faut-il en faire ?
« C'est à tous ceux qui, comme moi, ignorent beaucoup de la vie mais essaient d'avoir une idée de l'homme, que je m'adresse. Où veut-on nous mener ? Que veut-on nous faire croire ?... Il faut vivre en Algérie pour comprendre... Une force diffuse raidit les esprits dans la haine et interdit toute réaction. Le cœur se charge de ressentiment, l'espoir s'aigrit dans tous les contacts. Chaque jour, nous voyons fouler, nier ce que nous avons de plus précieux et nous ne pouvons rien faire... »
C'est un instituteur de 22 ans, en poste en Algérie, qui écrit. Sa lettre a huit pages. Elle est déchirante. Que faut-il en faire ?
« Mon fils a été arrêté il y a deux mois. J'ai frappé à toutes les portes pour que l'on me dise au moins s'il est encore vivant. La dernière réponse que j'ai obtenue : « S'il est crevé, vous le saurez toujours assez tôt... ». Je vous jure, ils ont dit : « S'il est crevé... ».
C'est un « notable » de 50 ans qui écrit. Sa lettre n'en dit pas plus. Que faut-il en faire ?
Que faire de ces lettres chaque jour plus nombreuses, si bien qu'il nous arrive — Dieu nous pardonne — de les trouver monotones ?
Renvoyer leurs auteurs à la Commission de Sauvegarde ? Il y a des bornes à l'indécence. A l'Elysée ? Il y a des bornes à la crédulité.
Dépêcher un enquêteur sur place pour tenter de situer les responsabilités, aussi pour évaluer l'importance de ces lettres, récits isolés ou reflets de méthodes qui, loin de s'amender, seraient en train de se généraliser ? Il n'y a plus d'enquête possible, aujourd'hui, en Algérie, dans ce domaine. Il n'y a plus que des confidences personnelles, des conversations privées, parfois de pathétiques aveux d'impuissance de la part de ceux qui, théoriquement,
détiennent le pouvoir... Rien dont on puisse faire état au demeurant sans savoir que, le cas échéant, l'informateur qui a librement parlé se reniera.
Lors, jeter ces lettres au panier ? Et, pour ceux qui ne peuvent pas, qui, physiquement, ne peuvent pas accomplir ce geste, les ranger en pile dans des dossiers en essayant de croire que la raison d'Etat, l'intérêt supérieur de la France exige de fermer les yeux sur les principes pour n'apprécier que les résultats ?
Il y a, derrière les coquins, d'honnêtes gens qui, profondément, le croient.
Mais où sont les résultats ? Voici les plus récents.
Entre le 13 et le 19 juillet, 47 militaires français ont été tués en opérations (51 la semaine précédente). Le 14, les rebelles attaquaient à l'aide de mortiers, de bazookas, de rockets au phosphore et, pour la première fois, de canons sans recul. L'aviation française a dû intervenir. Le 20, le Procureur de la République de Bône était abattu à bout portant par un terroriste.
Du côté du F.L.N., un millier de morts. Parmi la population, des centaines d'arrestations et, selon le correspondant du « Monde », « une angoisse chaque jour moins supportable » entretenue par « la recherche de renseignements ».
Cependant, parce que des policiers anglais sont suspectés d'avoir brutalisé un criminel, meurtrier de l'un des leurs, tout un pays gronde et s'insurge. Seraient-ils tellement meilleurs, tellement plus civilisés que nous, les Anglais ? Et moins sourcilleux en matière d'orgueil national ? Certes pas. Même aujourd'hui, après cinq ans d'occupation, après quinze ans de guerres coloniales, après l'Indochine, après la Tunisie, après le Maroc, après l'Algérie, nous serions prêts à parier que la France ne compte pas plus de brutes, de racistes et de fascistes que le Royaume-Uni.
Mais ce qui donne à un pays sa physionomie, c'est ce qu'il met en vitrine, ce sont les paroles, les actes, les hommes dans lesquels il choisit et il accepte de se reconnaître.
L'Angleterre, avisée, ne choisit pas ses moutons noirs parmi ceux qui dénoncent les atteintes à la dignité du dernier des hommes, mais parmi ceux qui les commettent. Elle préserve ainsi non seulement ses libertés mais son prestige de grande nation démocratique.
La France, il est vrai, livre une guerre. Mais avec quel objectif ?
Exterminer assez d'Algériens pour que les revendications nationalistes s'éteignent en même temps ? Ou conduire assez d'Algériens à se vouloir sinon Français, du moins dans le camp de la France, pour que la rébellion s'asphyxie ?
Entre ces deux méthodes, qui sont, par essence, incompatibles, le Chef de l'Etat a manifesté qu'il choisissait la seconde.
On s'étonnera que, jusqu'à ce jour, ses subordonnés civils et militaires ne semblent pas en avoir été informés.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express