La lettre de ''L'Express''

Relate une séance au Parlement. Met en exergue l'incohérence des décisions prises au sujet de la guerre d'Algérie
Il faut lire, mot à mot, le compte rendu au « Journal officiel » des récents débats qui se sont déroulés au Parlement pour apprécier pleinement les résultats conjugués des nouvelles institutions et de la guerre d'Algérie.
Les Assemblées de la IVe République siégeaient dans une sorte d'ordre et de dignité, à côté de l'incohérence et de la démagogie qui président aux travaux de la Ve.
Au point qu'un député U.N.R., M. Jean-Paul Palewski, s'est écrié :
— Nous discutons de dispositions qui mettent en jeu l'honneur et la liberté des citoyens, il est inconcevable qu'elles n'aient pas été au préalable minutieusement étudiées. Nous ne pouvons continuer ainsi.
Mais la séance a continué « ainsi ».
Au point qu'un autre député U.N.R., M. René Moatti, s'est écrié :
— Voilà qu'on nous soumet des textes (d'amnistie) visant non plus seulement des délits mais des crimes !...
Et le Garde des Sceaux :
— Je vous demande amicalement de considérer que nos travaux gagneraient à être un peu mieux ordonnés...
Et M. René Schmitt, député socialiste :
— Nous discutons dans des conditions lamentables ! Et M. Charles Bosson, député M.R.P. :
— Lorsque nous étions de simples citoyens, nous entendions en profanes nos amis parlementaires considérer qu'une des tares du régime était l'improvisation en séance. Il avait été convenu dès le départ de la Ve République qu'on mettrait fin à de tels errements. Or, nous constatons pour la quatrième ou la cinquième fois à propos de projets de loi qui se succèdent, que nous travaillons en pleine improvisation sur des amendements déposés en séance et que, bien souvent, nous n'avons même pas sous les yeux. Qui en est responsable ?
Mais ce qui frappe, à la lecture de ces débats, ce n'est point tant le désordre, pour déplorable qu'il soit dans ses causes comme dans ses effets ; ce sont les perles qu'il est trop aisé de récolter parmi celles que sécrètent ces bancs d'huîtres fraîchement pêchées. C'est la bassesse. La bassesse à laquelle l'état de guerre réduit les hommes, lorsqu'ils en vivent au lieu d'en mourir.
Peut-être, chez ceux qui combattent physiquement, la guerre exalte-t-elle sur l'instant le courage, l'abnégation et le respect des mêmes vertus chez l'adversaire. Peut-être. Mais chez ceux qui ont choisi ou accepté de bâtir leur fortune politique sur les malheurs d'une nation, ce que la guerre exalte, et sème, est effrayant.
Car on trouve toujours, n'est-ce pas, plus « patriote » que soi ?
Alors, M. Triboulet (M. Triboulet !), représentant le gouvernement, en est réduit à défendre publiquement le roi du Maroc.
Le même M. Triboulet, en qualité de ministre des Anciens Combattants, ne peut pas se permettre de déclarer : « Evidemment, l'on doit se soucier du moral de l'armée ; encore faut-il que cela corresponde à une réalité », sans susciter des grondements offensés.
Alors M. Fraissinet clame : « Les textes qui nous sont soumis sont imbibés de larmes et de sang » et se voit félicité de ses « nobles et émouvantes paroles ».
Alors M. Le Pen réclame — et obtient — qu'un Français qui en a tué un autre par « fureur patriotique » soit amnistié.
Alors M. Biaggi demande quelles mesures le ministre des Armées compte prendre contre le général Catroux, coupable d'avoir porté « de très graves atteintes au moral de l'armée » par la publication de son livre sur la guerre d'Indochine.
Vous avez bien lu. Le général Catroux doit désormais être tenu pour un représentant de l'« anti-France » dont les rangs, décidément, se garnissent, mais dix voyous qui ont jeté une grenade dans une réunion publique, par « fureur patriotique », sont proposés à la considération et à l'estime de l'Assemblée qui se hâte de les leur accorder.
Voilà donc où mène l'implacable dialectique de la guerre, d'une guerre dont nous savons maintenant qu'elle n'engendre pas seulement la honte, le deuil et la misère, mais aussi, et c'est peut-être le pire, qu'elle condamne a l'imbécillité.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express