La lettre de ''L'Express''

Critique du régime gaullien
Ah ! le fier langage... Ah ! la douce musique...
Finie la guerre, oui, dans un délai « relativement proche » car « la victoire ne fait pas de doute ». Mais il n'y a rien là qui doive désespérer !
Comprenant dans quel désarroi de tels pronostics risquaient de plonger des milliers de jeunes gens frémissants du désir d'en découdre encore un peu, le général Challe, commandant en chef en Algérie, a su trouver en même temps les paroles qui s'imposaient pour apaiser leur angoisse et pour panser l'orgueil des familles toujours promptes à se formaliser sitôt qu'elles n'ont plus de fils au combat.
Ce que le général a promis ? On n'ose y croire tant ce serait exaltant. D'où, sans doute, la sage réserve des quotidiens qui, à l'exception d'un ou deux fanatiques de l'information, n'ont pas cru devoir reproduire intégralement sa déclaration. Ce qu'il a promis ? « Un champ de bataille profond qui peut aller de Brest à l'Oural... »
Enivrante perspective.
Certes, le général ne peut s'engager quant à la date, le problème ne dépendant pas entièrement de la France. Mais il a, semble-t-il, bon espoir :
« Quand nous aurons gagné ici, a-t-il encore promis, nous ne plierons pas bagages. Ici, dans cette guerre, préfiguration d'un conflit continental, nous avons d'abord appris à constituer une armature territoriale solide qui doit durer. Elle sera nécessaire ailleurs en d'autres temps. On ne peut pas en douter. »
L'important, pour déferler convenablement de Brest à l'Oural, c'est de « constituer une force de frappe » et cet instrument, nous sommes en train de le forger en Algérie.
Une force de frappe. Tout ce dont nous rêvons. Qui ne se sentirait réconforté à l'idée d'appartenir à une « force de frappe » et d'en user ?
Des générations de bons cerveaux se sont efforcées, il est vrai, de nous enseigner par exemple qu'ils regardaient la nécessité politique d'exploiter tout ce qui est dans l'homme de plus bas dans l'ordre psychique comme le plus grand danger (P. Valéry).
Et encore qu'il fallait apprendre à user des pouvoirs de l'Esprit. L'Esprit, c'est-à-dire une certaine puissance de transformation qui intervient pour résoudre ou tenter de résoudre les problèmes qui se posent à l'homme et dont son automatisme organique ne sait ou ne peut le délivrer.
Les sots !... Et, disons-le, les traîtres !...
A quoi l'état de paix réduit-il les hommes ? Il faut bien le constater : à l'abjection. Ne les voit-on pas soudain préoccupés d'amour, de travail, d'instruction, de logement, de création littéraire, artistique, scientifique, de niveau de vie ! Je vous demande un peu : de niveau de vie !... Une expression à soulever tout cœur bien né...
De ce stupre, que l'on voudrait substituer au noble langage des armes, réjouissons-nous d'apprendre que l'autorité militaire, dans son infinie sagesse, saura nous garder en nous maintenant, tous unis, à l'intérieur d'une « force de frapppe ».
Certaines mauvaises têtes persistent à ne point trouver le nouveau régime bon parce que le précédent était mauvais. Je n'aimais pas les nouilles, disent ceux-là. Est-ce une raison pour que j'aime les pruneaux ?
Et encore : ce besoin de grandeur que j'éprouve comme quiconque, je m'obstine à croire que nous devons et pouvons lui trouver d'autre exutoire que la fabrication d'armes nucléaires et l'art, plus individuel, de taper sur la gueule de mon voisin lorsqu'il ne partage pas mes vues.
Patience. Ces mauvaises têtes, nous les materons. Une bonne guerre, une vraie, « de Brest à l'Oural » et, en attendant, de Dakar au Caire, comme on nous le laisse espérer, et il n'y paraîtra plus.
Et si, après avoir mis toute notre « force de frappe » au service de la civilisation chrétienne et occidentale, il demeure un survivant, il pourra, la face tendue vers le ciel, prier, comme Meredith : « More brain, o Lord, more brain... »

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express