La fêlure

Fuite de l'écrivain Kouznetsov hors de l'URSS. Dénonce le peu de cas que l'on fait de son histoire. Révèle la fêlure, l'ébranlement dans la croyance au communisme.
LA FELURE

FRANÇOISE GIROUD

Glu chaude des vacances, euphorie des débuts d'inflation, étonnement non encore épuisé d'avoir franchi, sur mer plate, le cap des tempêtes de l'après-gaullisme... Au cœur de cet été somptueux, une sorte de paix régnait sur la France. Superficielle, peut-être. Ephémère, sûrement, se disait-on. Mais combien aimable cependant.
Pas de guerre en armes sur les bras ; nos morts, nous les faisons nous-mêmes, sur les routes. Pas de drame national ; on n'allait quand même pas se disputer sur le point de savoir s'il faut être pour ou contre Napoléon. Pas d'étudiants ni de lycéens pour troubler la conscience et l'ordre publics : ils sont en villégiature. Douce France.
La rentrée ? Laissez-nous cueillir aujourd'hui les roses de la vie et humer son plus fort parfum dans les aventures de Papillon ou dans celles de Piaf. Demain... On verra bien.
Vendredi soir, le gouvernement se chargeait de voiler la face du soleil, et d'arracher les Français au mol engourdissement que ne parvenaient pas à troubler le ballet des gouvernements italiens, l'impertinence des Roumains, les émeutes en Irlande. Et pas davantage les malheurs du bruyant M Kouznetsov.
Que veut-il donc, ce monsieur ? Il n'était pas heureux en Union soviétique, il profite d'un séjour en Angleterre pour y trouver refuge, tout cela vaut-il qu'on en fasse un drame ?
Si c'était le contraire, si M. Graham Greene décidait, demain, de s'exiler à jamais pour s'installer en U.R.S.S., alors, comme disent les journalistes américains, « man bites dog ». Un homme mordrait un chien. Evénement assez rare pour faire sensation. Mais quand un chien mord un homme, cela ne vaut pas dix minutes d'intérêt.
Un intellectuel communiste de plus, las des censeurs et des policiers, bouleversé par la mise au pas de la Tchécoslovaquie, cela dépasse à peine, aujourd'hui, dans l'échelle des événements, un chien qui mord un homme. La routine.
Il se trouve que celui-là a eu la faculté et la force de s'enfuir. Parce qu'il est jeune, 39 ans, parce que, enfant gâté du régime, écrivain renommé, populaire et prospère, il a pu organiser de longue date son départ sous les couleurs d'un voyage officiel. Les Anglais, bien élevés, le garderont. Mais on en est à les trouver encombrants, ces réfugiés qui viennent troubler le commerce et les bonnes relations internationales.
Et c'est cela, l'événement. Que les cris, lorsqu'ils franchissent les frontières, n'arrangent plus personne, pour ne pas dire qu'ils dérangent.
Que l'on finisse par trouver normales, et en tout cas dans l'ordre des choses, ces ruptures toujours tragiques entre un homme et sa terre natale, sa famille, ses amis, sa patrie. Et qu'au récit des circonstances qui ont amené Kouznetsov à sa décision, on entende de braves gens s'exclamer, avec un brin de déception dans la voix : « Quoi ? C'était là tout son malheur ? »
Eh oui. Pas la moindre torture. Pas le plus petit camp de concentration. On ne lui a pas crevé les yeux, on ne lui a pas arraché les ongles. Simplement : « Au cours de ces vingt-cinq années, dit-il, pas un seul de mes ouvrages n'a été imprimé en U.R.S.S. tel que je l'avais écrit...
« J'en avais honte de regarder les gens en face... J'étais arrivé au point où je ne pouvais plus ni écrire, ni dormir, ni respirer. Mes écrits publiés étaient, une sorte d'invraisemblable produit d'un marché entre la censure et la conscience d'un auteur...
« Pendant un quart de siècle, j'ai rêvé d'un heureux ordre des choses inconcevable pour un écrivain soviétique : avoir la possibilité d'écrire et de publier sans restrictions ni craintes, ne pas avoir à penser aux instructions du Parti, aux éditeurs appointés par le gouvernement, et aux censeurs. Ne pas commencer à trembler au moindre coup frappé à la porte...
« Les dernières années, de temps à autre, je verrouillais soigneusement mon bureau et je m'offrais un régal : j'écrivais ce qui me plaisait. C'était une expérience douloureuse et insolite.
« Comme si, dans un monde où tout le monde marche à quatre pattes, quelqu'un enfermé dans une cave se mettait sur ses jambes et marchait debout... »
Et puis, il se frappe la poitrine : « Je déclare solennellement que Kouznetsov est un auteur malhonnête, conformiste et lâche. Je renonce à ce nom. Je veux être enfin un honnête homme et un honnête écrivain... »
Et puis, il demande à M. Pleven, ministre de la Justice, la révision du procès qu'il fut contraint d'intenter à un éditeur français pour - « déformation de son œuvre ». Déformation qui consistait, en fait, à retrancher de la traduction de l'un de ses livres les « passages optimistes » dont ses censeurs avaient exigé l'insertion. L'éditeur fut condamné.
« J'ai l'affaire sur la conscience depuis quatorze ans », dit-il.
Pourquoi n'a-t-il pas pu la garder plus longtemps ? C'est la vraie question que pose ce mea-culpa soudain, par lequel un communiste révèle de brusques tendances à l'individualisme petit-bourgeois, comme on dit en marxiste, sans souci de la lumière qu'il jette ainsi sur « la patrie des travailleurs ».
Pourquoi ? Kouznetsov répond d'une petite phrase : « C'est la perte de l'espoir. »
Les vieux communistes et les bourgeois sérieux savent ce qu'il faut penser de ces intellectuels aux nerfs fragiles. Toujours prêts à faire de l'embrouille.
Mais, comme les clignotants d'un tableau de bord qui, en s'allumant, annoncent ici la rupture d'un câble, là une fuite de carburant, il faut les garder à l'œil.
Les révélations retentissantes de l'ingénieur Victor Kravchenko, celui qui le premier déclara, en 1946 : « J'ai choisi la liberté », n'ont pas ébranlé, à l'époque, la foi d'un seul fidèle dans l'infaillibilité du dogme soviétique, et des saints qui le prêchaient à travers le monde.
Peut-être même fût-ce le contraire.
La petite phrase de Kouznetsov désigne, en cinq mots, la fêlure.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express