La déchirure

Guerre d'Algérie : fait état de premiers remous dans la société française qui s'est émue du sort fait aux Algériens. « Les manifestations algériennes ont déchiré un instant le nuage de confort intellectuel derrière lequel vit la grande partie du pays ». D
Ecoutez, il s'est passé quelque chose en France, cette semaine. Quelque chose d'important.
Des automobilistes parisiens ont ouvert la porte de leur voiture à des manifestants algériens qui essayaient de fuir les coups. Le personnel d'un grand hôpital a rendu, de sa propre initiative, la liberté aux femmes algériennes arrêtées et parquées là, avec leurs enfants.
L'Université gronde. « Le Figaro », organe de la bourgeoisie française, se préoccupe de poser des questions aux pouvoirs publics sur les traitements que les internés ont subis et apprend à ses lecteurs que, arrêtés sans opposer de résistance, les manifestants auraient été en très grand nombre blessés, donc frappés à froid ; que l'entrée des centres où ils furent envoyés a été refusée à ses collaborateurs, et que nulle part l'aide de la Croix-Rouge ne paraît avoir été sollicitée.
Des hommes, des femmes, assez indifférents, pour finir, aux péripéties de la guerre d'Algérie, et préférant ne point trop penser à cet enchevêtrement de douleurs, se sont, soudain, émus.
Ils n'ont pas aimé cela. Ils n'ont pas aimé cela du tout.

Sans doute des réactions très différentes auraient-elles été suscitées par des manifestations de violence de la part des Algériens. Peur, fureur, appétit de vengeance, on connaît le schéma et on pouvait le redouter. Mais des hommes qui allaient, mains nues, dans leurs pauvres vêtements, des femmes qui ne pouvaient pas ne pas trembler, au moins pour leurs petits, et qui marchaient cependant, les poussant devant elles, ce courage froid que donne le désespoir, on l'a reconnu pour ce qu'il était. Ce que cela signifie ? Qu'entre deux images d'eux-mêmes — celle de la France démocrate, sensible, civilisée, rayonnant par le cœur et l'esprit, et celle d'une France fascisante, tortionnaire et bornée que l'Algérie a fait surgir — c'est à la première que les métropolitains continuent à s'identifier. C'est ce Français-là qu'ils veulent être, et non l'autre.
Il y a là quelque chose de réconfortant. Quelque chose qui fait valoir, aussi, l'écrasante responsabilité de tous ceux qui participent à l'instruction et à l'éducation d'un peuple, à sa formation et à son information, à la création des mythes dont nous sommes tous, consciemment ou non, imprégnés.
Ce sont toutes les alluvions déposées, de génération en génération, au fond de chacun de nous qui composent notre physionomie individuelle et collective.

Depuis que la guerre d'Algérie a embrayé, les Français de la métropole ont été, jour après jour, imbibés de mensonges. Ils avaient envie de les entendre ? Peut-être. Il était certainement plus tentant, et plus conforme à tout ce que l'inconscient collectif recélait, de s'identifier aux officiers des S.A.S. qu'aux quelques tortionnaires, militaires ou civils, qui commençaient d'opérer.
Cela est si vrai que les pires, parmi les bourreaux, ont éprouvé le besoin de se justifier à leurs propres yeux en se racontant qu'ils défendaient la civilisation chrétienne. Et qu'ils continuent ! Hitler s'est bien gardé de dire de pareilles choses à son peuple. Lorsque le capitaine Josef Kramer, « la bête de Belsen », passa en jugement après la guerre devant un tribunal anglais, le procureur lui demanda ce qu'il éprouvait en surveillant par un hublot la lente agonie des femmes qu'il assassinait.
« Je ne ressentais rien, répondit le capitaine. Soit dit en passant, c'est ainsi que l'on m'avait formé. »
Formé à croire qu'il appartenait à une « élite humaine », à une race supérieure et qu'en conséquence, la mort de tout individu non allemand ressortissait à l'abattage des porcs.
Cette optique, on imagine mal qu'elle puisse jamais être française.

Lorsque M. Guy Mollet — couvrant MM. Robert Lacoste et Max Lejeune — et après lui, hélas ! la presque unanimité de la presse, la radio et les successifs présidents du Conseil — s'est écrié en 1957 :
« Les cas de torture, je dis que l'on pourrait les compter sur les doigts d'une main »... il obéissait peut-être à une volonté de censure intérieure que l'on peut comprendre.
Humainement, oui, on peut comprendre.
Politiquement, c'était une folie. Comme il a été fou, de la part de ceux qui détenaient des moyens d'investigation et de diffusion, de couvrir d'un voile pudique les réalités algériennes au lieu de chercher à les connaître et à les faire connaître.
A l'échelon des responsables, de ceux qui gouvernent, de ceux qui dirigent un parti, un groupe, un mouvement, de ceux qui informent, c'est un affreux travail qui a été fait. De façon non délibérée ? Non concertée ? Peut-être. Ce n'est pas une excuse, au contraire.
S'ils ne savent pas ce qu'ils font, qu'ils changent de métier.
Aujourd'hui : s'indigner de l'attitude de certains policiers, c'est une fois encore redouter la vérité. Quelles instructions a-t-on données à la police, qui les a données, et au service de quelle politique ? Ou plutôt de quelles politiques...
Les manifestations algériennes ont déchiré un instant le nuage de confort intellectuel derrière lequel vit la plus grande partie du pays. A travers cette déchirure, quelque chose est timidement apparu : c'est que la collectivité française de la métropole n'est pas devenue ce que sept ans d'imposture et de contre-vérités auraient pu en faire.
Le champ était labouré depuis de trop longs siècles. Mais il semble plus urgent que jamais de persévérer. Tant de mauvaises graines ont été semées...

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express