La cinquième saison de Paris

À propos des bals qui ont émaillé ces derniers 15 jours à Paris
Depuis quinze jours, Paris danse tous les soirs. Paris, c'est-à-dire les trois cents Parisiens et les cent étrangers qui participent à celte fameuse « saison » qui ne figure sur aucun calendrier.
On en connaissait déjà quatre. Maintenant il y en a une cinquième : la Saison de Paris, pendant laquelle les feuilles qui tombent sont gravées et rédigées en forme d'invitation, les étoiles filantes sont des vedettes qui arrivent de Hollywood et partent pour Cannes, les averses sont des larmes versées par ceux qui n'ont pas reçu d'invitation, mais qui auraient pu en recevoir.
Les autres sont beaucoup plus tranquilles : ils lisent dans les journaux les comptes rendus des festivités et ils se couchent à 21 heures.
La saison de Paris, c'est une série de manifestations officielles organisées par le Comité des Fêtes de Paris sous la supervision de M. Rodel (les petits pois), qui fit la conquête de M. Pierre de Gaulle, président du Conseil municipal, en jouant au tennis avec une maestria d'ancien « international ».
C'est aussi, une série de manifestations privées, où, sous des prétextes divers, des dames et des messieurs prient d'autres dames et d'autres messieurs de montrer leurs titres, leurs bijoux, leurs robes.
La Saison de Paris donne du travail aux couturiers, aux coiffeurs, aux fabricants de petits fours, à tous ceux qui vivent du commerce de luxe, et à ces maîtres d'hôtel qu'on loue pour la soirée, comme les petites chaises dorées.
Elle donne aux étrangers une image complètement fausse, mais séduisante, de la vie parisienne, et à un petit nombre de Français l'occasion de se fatiguer suffisamment pour avoir vraiment besoin de partir en vacances.
Elle a toutes sortes de charmes et de secrets.

Le baron von Rosenstock l'a inaugurée en donnant, dans l'hôtel particulier de la marquise de Sèvres, le bal dit « de la Pierrerie ».
Cent invités, avec l'habituel pourcentage de particules, de milliardaires, de couturiers et d'actrices qui composent aujourd'hui une salle parisienne.
Les particules pour attirer les milliardaires, les milliardaires pour attirer les actrices, les actrices pour attirer les particules. Et les couturiers pour avoir des prix réduits chez eux.
Ce n'est pas la même liste d'invités qui sert à tout le monde, mais ce pourrait être la même, et il y a dans la tete de M. Rodel, d'Alain Duchemin, du vicomte Benoît d'Azy que l'on retrouve toujours, l'un ou l'autre, à l'origine d'une fête, mille noms qu'ils savent mettre sur mille visages. Trois cents qui comptent et sept cents qui voudraient compter.
La jolie petite marquise de Lévis-Mirepoix (la particule), la non moins jolie Mme Mallard (les milliards), Maria Montez (la comédienne) et Mme Schiaparelli (la couture) représentaient brillamment leur catégorie respective au bal de la Pierrerie.
Seule la marquise de Sèvres s'y ennuya. Elle n'était pas au bal, elle était en-dessous, dans sa chambre à coucher, et ses 70 ans s'accommodèrent mal d'une nuit de tumulte, aussi distingué fût-il, au-dessus de sa tête.
On y vit même la police, chargée de surveiller les pierreries. Il y en avait de vraies, il y en avait de fausses. Personne ne sut les distinguer, sauf M. et Mme Boucheron, auxquels on ne fait pas prendre des lanternes pour des diamants.

Commencé un lundi à 23 h., le bal se termina le mardi à 5 h. 1/2. Les invités eurent à peine le temps de s'endormir et de se réveiller pour courir au bal de la Dentelle, à moins que ce ne soit au bal de la Musique.
Là on vit, musique en tête, la fameuse journaliste américaine Louella Parsons, qui a la réputation d'être la femme la plus dangereuse de son pays. A croire qu'elle a un espion personnel dans chaque chambre à coucher de Hollywood.
Quand je dis « musique en tête », ce n'est pas une métaphore car cette petite personne replète et quinquagénaire portait un petit chef d'orchestre sur son grand chapeau.
L'hôtesse, Mrs Winstons, qui organisera également quelques fêtes en l'honneur des « quatre grands », a loué l'hôtel d'Harcourt et l'a fait transformer pour y recevoir dignement ses invités,

Elle eut à peine le temps de dormir avant de se précipiter à son tour à la réception qu'une autre Américaine, Mrs Hearst, ex-belle-fille du magnat de la presse, donnait dans les salons de la Tour d'Argent pour 370 invités.
C'était le deuxième bal qui avait lieu un lundi, histoire de voir comment les Parisiennes se débrouilleraient pour être bien coiffées sans coiffeur.
On attendit un peu le duc de Windsor. Très peu. Heureusement, parce qu'il ne vint pas. Mais particules, milliardaires, vedettes et couturiers répondirent à l'appel. Et la diplomatie aussi, gracieusement représentée par la nouvelle, jeune et jolie ambassadrice d'Amérique, Evangeline Bruce.

La plus brillante particule appartenait encore à la toujours jolie petite marquise de Lévis-Mirepoix, les milliards avaient délégué Mlle Dubonnet, les vedettes étaient représentées par Annabella et Marcel Rochas appuyait Schiaparelli dans le rôle du couturier.
A la fin de la soirée, ces dames buvaient du Champagne dans leurs escarpins.
Mme Hearst a promis de recommencer, mais on se demande quel soir de juin elle pourra bien choisir pour que sa prochaine réception ne coïncide pas avec une autre réception, un grand concert, un gala ou un effondrement nerveux chez ceux qui n'auront rien raté depuis le début de ces festivités.
Pendant que le faubourg Saint-Honoré, aristocratie des boutiquiers, racontera les fables de La Fontaine et que les roses fleuriront dans les vitrines, Lily Pons chantera, Benny Goodman trompettera, Jasha Heifetz violonera nu Palais de Chaillot, où les mélomanes feront aussi bien d'installer leur lit et d'emporter leur rasoir du 14 au 20 juin.
Il faudra aussi avoir dégusté le deux cent millième canard de la Tour d'Argent, et le souper de gala de Maxim's qui n'honore pas ses canards morts, mais ses cinquante ans.

Grâce au dieu des tziganes, « Le Poisson d'Or », la boîte de nuit russe de Paris, ne fêtera son dix millième poisson et ses vingt-cinq ans qu'au mois de septembre.
Carrère, qui ne peut pas avoir chaque année une princesse royale comme attraction, organise un bal paysan aux chandelles dans son auberge de Montfort. Et je renonce à vous énumérer ici toutes les « Nuits » où l'on dansera au bénéfice de ceux qui dorment, la nuit, parce qu'ils travaillent ou parce qu'ils souffrent le jour.
S'il n'y a aucun mal à danser et à dépenser quelques milliers de francs en une nuit au bénéfice d'œuvres charitables, il n'y a non plus aucun mérite, puisqu'on s'y rend pour s'y amuser. Et je voudrais signaler à ce propos le geste très rare du personnel de Carrère qui assura le service à la vente organisée au profit des enfants mutilés de la guerre, et qui refuse, tout simplement, d'être payé.
Et ce personnel n'était pas là pour s'amuser.
Carmen se fait poignarder tous les soirs par Don José-Roland Petit aux ballets de Paris, les coureurs astiquent leurs vélos pour prendre le départ du Tour de France, M. le garde des Sceaux lui-même recevra à la chancellerie et tout cela fait une Saison de Paris à laquelle il ne manquera même pas le traditionnel concours d'élégance automobile, vous savez, ce concours que personne ne gagne et où tout le monde reçoit un prix.
Le 30 juin, M Rodel sera bien fatigué et brouillé avec une centaine de personnes qu'il aura négligées, volontairement ou pas, d'inviter au déjeuner de Bagatelle et qui ne sauraient payer une entrée, une place, un repas, sans se croire déconsidérées.
Le chic n'étant pas seulement d'être partout, mais de ne pas payer.
Il manquera cependant un bal à la Saison de Paris, celui que n'eût pas manqué d'inventer Cristian Bérard.

Mardi, octobre 29, 2013
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