La caméra et les ministres

Commente et analyse l'intervention de M. Giscard d'Estaing présentant son plan de redressement économique de la France, puis celle du premier ministre Jacques Chaban-Delmas. Critique la façon de se présenter aux caméras de ce dernier.
Il y a, semble-t-il, dans le regard et dans la voix de M. Giscard d'Estaing, une sorte de jubilation lorsqu'il dispose d'un micro et qu'il sait l'œil de la caméra posé sur lui.
Ou bien était-ce la satisfaction de pouvoir dire publiquement dans quel état son prédécesseur a laissé les réserves de la France ? Fortes seulement, a-t-il précisé, du montant de trente jours d'importations.
Ainsi, lorsque M. Pompidou déclarait, le 13 juin :
« Je crois que le problème de notre monnaie, et de notre situation financière d'ailleurs, dans son ensemble, n'est pas si grave qu'on le dit... », il plaisantait en quelque sorte. Mettons-nous à sa place : chacun savait que le malheureux M. Ortoli faisait, aux Finances, ce que lui disait son Premier ministre, M. Couve de Murville. Et que ce Premier ministre faisait ce que lui disait... Mais laissons le passé.
Quelles qu'en soient les raisons, la jubilation de M. Giscard d'Estaing était, mercredi, si sensible au cours de sa conférence de presse, qu'on aurait cru assister au tirage d'une loterie, où chacun allait au moins recevoir un lot de consolation. Et vous, quel numéro avez-vous ? Nous ne vous avons pas oublié, mon brave.
Ce plan de redressement devenait, à l'écouter, une sorte de distribution de prix, sauf pour les banquiers dont le sort risque de n'attendrir jamais personne, et pour les contribuables qui ne sont pas « de condition modeste ». Encore ceux-ci comptaient-ils si peu sur la parole donnée qu'ils eurent presque une surprise agréable en apprenant que le surimpôt, qu'ils n'ont pas fini de payer, ne sera pas renouvelé, pour 1969, dans sa totalité.
Mais alors, mais alors... Comment le prochain budget sera-t-il en équilibre ? En dépit du brio de M. Giscard d'Estaing et de son don évident de clarification, tout le monde n'aura pas saisi, on peut le craindre, comment il manie l'addition et la soustraction.
Peu importe, dira-t-on. L'essentiel est que lui ne se trompe pas dans ses opérations et — pour ce qui est de notre budget personnel — dans ses prévisions. Celles qui concernent la hausse des prix alimentaires, par exemple. Il faudra penser à lui demander l'adresse de son boucher.
Pour le reste, la confiance qu'il sollicite, on serait plutôt tenté de la lui accorder, parce qu'il donne le sentiment de savoir ce qu'il dit et de vouloir frénétiquement réussir.
Comme, dans le cas présent, sa réussite serait aussi celle du redressement des finances publiques, il n'est pas indifférent qu'il y soit si passionnément dévoué.
Las ! On ne saurait en dire autant de M. Chaban-Delmas, du moins tel qu'il nous est apparu, un peu plus tard. Cet homme éminemment affable dans le courant de la vie, dont les ennemis assurent qu'il ne saurait voir une vieille dame sans l'aider à traverser la rue, un enfant sans l'embrasser, et une main sans la serrer, paraissait soudain agacé par son interlocuteur comme si celui-ci se fût permis de lui gâcher sa soirée.
Sans doute la façon qu'il a de cligner lentement des paupières est-elle pour une part dans l'espèce d'ensommeillement qui semble l'accabler, lorsqu'il occupe le petit écran. Ou bien fait-il trop de culture physique ? Ou serait-ce que sa fonction lui pèse ? C'est improbable. Personne n'est jamais Premier ministre qui n'ait fortement envie d'accéder à ce poste, et de le conserver. Pourtant, c'est bien dans l'ennui qu'il semblait baigner, mercredi, l'ennui d'un monsieur distingué, obligé de se pencher soudain sur les comptes de sa cuisinière.
Il nous impose, dit-il, non pas des sacrifices, mais des efforts. En retour, pourrait-il fournir celui de paraître aussi concerné que tous les citoyens par les difficultés de la situation présente ?
Il y a, sans doute, une certaine élégance à faire une belle carrière politique en gardant les apparences de la nonchalance. Mais, en vérité, on eût aimé, l'autre soir, le voir un peu plus ardent à la tâche. Que l'on soit ou non du bord politique du Premier ministre en exercice, il y a, dans tout citoyen, le besoin de se sentir gouverné, quitte à critiquer les actes du gouvernement.
Ce n'est pas avec l'autorité d'un chef de gouvernement que M. Chaban-Delmas a répondu, mercredi, aux questions de Michel Bassi, auquel il était, au demeurant, inutile de répéter quatre fois : « Laissez-moi vous dire... », car il ne songeait certes pas à empêcher le Premier ministre de parler. C'est avec la pointe de condescendance personnelle de l'homme averti à l'égard de celui qui, au nom du public, l'interroge et s'inquiète. Avec la désinvolture d'un homme dont on imagine bien qu'il ne vit pas à crédit, à l'égard de ceux auxquels le gouvernement demande d'attendre pour procéder aux achats dont ils ont parfois un pressant besoin.
Il ne s'agit pas de reprocher à M. Chaban-Delmas de ne manquer de rien. Mais sait-il seulement ce que cela veut dire, manquer ? Il n'y paraît pas. Or, en bonne psychologie, quand on sollicite un effort, il n'est jamais adroit de paraître le tenir pour négligeable.
Bref, beaucoup de Français auront, en qualité de citoyens, de consommateurs et de contribuables, retenu des propos du Premier ministre qu'il est de leur intérêt, bien plus que du sien, de voir le plan de redressement réussir et que, pour sa part, eh bien, il observera leur comportement.
Peut-être est-ce là ce qu'il appelle traiter les Français en adultes. Et il y a, en effet, quelque chose de neuf dans cette façon de fonder sur la raison que l'on prête aux gouvernés, plutôt que sur une délégation aveugle de pouvoirs à un chef vénéré.
Sur ce point — l'appel à la raison plutôt qu'aux sentiments — le Premier ministre n'a pas, au cours de sa performance, entamé son crédit. Le reste n'est peut-être qu'une question d'entraînement à l'éloquence télévisée. Un sport dans lequel M. Chaban-Delmas, il est vrai, débute.
Il faudra être plus juste, et surtout plus fraternel, nous a-t-il assuré en esquissant le projet de cette « nouvelle société » qu'il conviendrait de créer, une fois les finances restaurées. Rien ne permet de douter qu'il souhaite son avènement. En attendant, il nous permettra d'anticiper sur le climat de ces jours heureux en lui demandant : « Frère Jacques, dormiez-vous ? »

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express