La Bible à la tronçonneuse

Un Gulliver dont les leçons de morale passent mal, une Bible massacrée par John Huston, mais aussi, heureusement, un officier des Habsbourg qui sauve la fin d'année
Cette année qui s'enfuit, on n'a pas tellement envie de se la remémorer avec son lot de désenchantement et d'inquiétudes. Alors on n'en retiendra ici qu'une image : celle de ce jeune navigateur téméraire, Raphaël Dinelli, sauvé en pleine mer et en pleine nuit par Pete Goss, alors qu'il grelottait sur son radeau de survie. Les images étaient mauvaises, quasiment illisibles, et en même temps elles avaient une charge d'émotion intense. Pour le reste, les chaînes publiques ont fait un louable effort pour faufiler entre les noëlleries d'usage des émissions de qualité. Le mercredi fut anglais avec Gulliver, le jeudi américain avec la Bible, et hungaro-allemand avec le Colonel Redl. De quoi se mettre en somme quelque chose sous les yeux. Hélas, trois fois hélas, Gulliver, remarquable exploit technique, était mortel... Une fois passé l'étonnement de voir le grand Gulliver confronté aux minuscules lilliputiens et les effets spéciaux joliment réussis que cela supposait, on bâillait. A de rares exceptions près, les leçons de morale de Swift ne passaient pas. Mais ce ne fut rien à côté de la Bible. Quoi, on la confie à l'un des plus grands réalisateurs du monde, John Huston (mort aujourd'hui), et il ne réussit qu'à endormir avec les plus belles histoires du monde? C'était solennel, pompeux, en un mot, rasant. Les Allemands maintenant. Ce furent les gagnants de la compétition. Le «Colonel Redl» - diffusé par Arte dans le cadre d'une soirée consacrée aux Habsbourg - est un film superbe. Il a existé, ce colonel. Chef du service de renseignement de l'armée austro-hongroise, victime de chantage à cause de ses moeurs, il trahit puis, découvert, se suicida en 1913. Stefan Zweig parle de lui dans ses Souvenirs. Réalisé avec maestria, le film réussit à passionner avec l'histoire de ce soldat sombre, enfant pauvre admis dans une académie militaire par la grâce de François-Joseph, escaladant tous les échelons de la hiérarchie sans cesser de refouler son homosexualité. Plane sur tout le film l'ombre de la monarchie décadente. En somme, l'anti-Sissi. Le lendemain dans la soirée, la France proposa un joyeux spectacle qui eût bien mérité d'être diffusé plus tôt. Ce sont surtout les spectateurs qui l'auraient mérité. Les occasions d'honnête divertissement ne sont pas si nombreuses qu'on les en prive par une programmation tardive. «Les Palmes de Monsieur Schutz», comédie tendre de Jean-Noël Fenwick, qui remplit les salles à Paris autour de héros inattendus, Pierre et Marie Curie, était d'une franche gaieté. Et quel plaisir de rire! Quoi d'autre? Tardive elle aussi, le samedi, une rediffusion bien venue du «Roman du music-hall», documentaire particulièrement brillant proposé par Arte, chronique des jours de gloire de quelques figures légendaires de la scène. Mais à quoi pense-t-on sur La Cinquième? Quelle étrange idée de déprogrammer «Droit d'auteurs» pour passer désormais cette bonne émission le dimanche matin, à l'heure où l'on est le moins disposé à entendre parler de littérature? Sans compter que si l'on veut regarder ensuite «Arrêt sur images», à quelle heure fait-on le déjeuner? Ces variations d'horaire sont déconcertantes. On fouille les programmes, on ne trouve pas ce qu'on cherche, on s'agace... Mauvaise gestion des spectateurs. Donc il y eut, ce dimanche, «Droit d'auteurs», qui s'est installé dans la place laissée vide par «Apostrophes», avec plus de vivacité. Trois livres, trois auteurs, trois interrogateurs et Frédéric Ferney qui mène le jeu. Cette fois on parla de François Truffaut le mystérieux, qu'une grosse biographie ne parvient pas à percer tout à fait, de «la Mamelouka», roman savoureux de Robert Solé qui se déroule dans l'Egypte du siècle dernier, et d'un roman au titre mystérieux, «Mykérinos 75013», dont l'auteur, François Cérésa, est un collaborateur de «l'Obs». Je ne l'ai pas encore lu, mais il a su, avec ses beaux yeux, donner envie de le lire. J'ai sauté de là à «Arrêt sur images», qui a traité à sa façon l'année écoulée, c'est-à-dire par un florilège des meilleurs moments de ses émissions passées, Emmanuelle Béart et les sans-papiers, Christine Ockrent face à Le Pen, la Corse, l'affaire Thomson, etc. Percutant. Bref, la télévision n'est pas ce qu'il y aura eu de plus mauvais, en 1996, en France. F. G.

Jeudi, janvier 2, 1997
Le Nouvel Observateur