J.J.S.S et L'Express

Pour tordre le coup aux rumeurs, effort de clarification : insiste sur la séparation stricte entre JJSS, député de Nancy et L'Express.
J.J.S.S. ET L'EXPRESS

FRANÇOISE GIROUD

Quand les choses vont sans dire, il arrive qu'elles aillent mieux en les disant. Un commentaire ici, une réflexion là, une question ailleurs montrent que les relations du député de Nancy, J.-J. Servan-Schreiber, et de L'Express ne sont pas claires pour tout le monde. Il y a, cette semaine, dans l'actualité, des sujets de préoccupation beaucoup plus graves, mais il serait malsain d'éluder cette question puisque, apparemment, quelques-uns la posent.
Les choses ne sont pas claires, elles sont limpides dans leur aspect formel, et parfois délicates comme toutes les relations humaines, mais jamais ambiguës dans leur aspect vécu.
Le jour où il s'est engagé dans l'action politique directe en acceptant le secrétariat général du Parti radical, J.-J. Servan-Schreiber a décidé, de son plein gré, de résigner toutes ses fonctions à l'intérieur de ce journal. Il était président-directeur général de la société éditrice de L'Express, il participait à la vie quotidienne du journal en le dirigeant, et il en était l'éditorialiste politique.
Il a remis son mandat de président-directeur général au collège qui a désigné le nouveau P.d.g. de la société Express-Union. Il s'est entièrement coupé de la vie du journal, coupure presque physique pourrait-on dire, puisqu'il a volontairement déplacé son bureau parisien. Il s'est réservé le droit d'écrire dans L'Express. On ne saurait dire que depuis bientôt un an il en ait abusé. A peine en a-t-il usé.
Cela signifie quoi ? J.-J. Servan-Schreiber n'est pas un saint homme. Ni un sot. Il n'a pas travaillé pendant dix-sept ans, et durement, à construire, à partir de rien — un peu de matière grise — un journal puissant, pour le remettre entre les mains d'ennemis politiques ou personnels. Ou pour le confier, aux plus hauts niveaux de responsabilité, à des courtisans incapables.
Simplement, on ne passe pas vingt ans dans la presse sans savoir qu'un homme politique engagé dans l'action directe n'est plus à même de diriger autre chose, en matière de journal, que le bulletin de son parti ou une feuille électorale.
J.-J. Servan-Schreiber savait que, leader d'un parti, il trouverait souvent L'Express « injuste », « inamical », « tiède » et serait tenté de tonner. Que, député, il ne se sentirait jamais assez bien traité, et, surtout, que vingt fanatiques autour de lui diraient : « Mais elle est horrible cette photo. Ils l'ont sûrement fait exprès. »
Il le savait, il le sait, parce que tout cela, pendant des années, il l'a entendu de la part des hommes politiques, y compris ceux dont il soutenait l'action dans son journal. Hommes que l'on trouvait toujours prêts à se plaindre d'une virgule, à se déclarer « trahis », plutôt qu'à dire merci. Et dont l'ingratitude laisserait pantois si elle n'était aussi banale. C'est une loi à laquelle personne n'échappe. Les hommes publics ressemblent tous, ou presque, à Henry de Montherlant, qui disait à une dame : « Nous avons assez parlé de moi. Parlons un peu de vous. Comment avez-vous trouvé mon dernier livre ? »
Et quand un journal est « à la botte » d'un ministre ou d'un gouvernement, alors, c'est le bouquet. Le ministre choyé va se plaignant : « A quoi voulez-vous que ça me serve, ils n'ont plus aucun crédit dans l'opinion. »
De son expérience de la presse, J.-J. Servan-Schreiber a donc tiré la conclusion. Dès lors qu'il entrait en politique, il a dressé lui-même, délibérément, les barrières qui allaient tenir son entreprise à distance de L'Express. Ce faisant, il a respecté les journalistes qui font ce journal, les lecteurs qui le lisent, et ses propres convictions : il n'a pas permis que la part de capital qu'il détient et son prestige professionnel lui donnent un droit d'intervention dans la vie de L'Express.
A notre connaissance, il n'existe pas d'autre exemple de cette attitude de la part du fondateur et actionnaire principal d'une entreprise de presse.
Le directeur d'un journal parisien qui ne doit jamais lire sa rubrique économique croit néanmoins qu'en qualité de président du conseil de surveillance du Groupe Express J.-J. Servan-Schreiber « surveille » L'Express. On se demande ce qu'il faut souhaiter : qu'il le croie vraiment et que, en dépit de sa fonction, il soit à ce point sous-informé. Ou qu'il feigne de le croire, et qu'il soit à ce point fripon.
Conseil de surveillance et Directoire : cette structure juridique est relativement nouvelle, il est vrai, dans la législation française des sociétés. Tout le monde connaît l'expression « société anonyme ». Le Groupe Express est une société à directoire.
Un Directoire est nommé pour quatre ans. Il est responsable de la gestion de la société devant le Conseil de surveillance, lequel a pour mission de contrôler ladite gestion.
En l'occurrence, la société Groupe Express en réunit cinq, ses filiales, dont celle qui édite L'Express. Laquelle a son propre conseil d'administration, et son propre comité exécutif.
Ces choses-là sont juste assez compliquées, quand elles ne vous sont pas familières, pour que la mauvaise foi y trouve un vaste champ. On s'instruit à voir de belles consciences y gambader. C'est intéressant.
Dans la forme, donc, il n'y a pas d'équivoque. Dans la pratique, nous sommes des êtres humains, avec des sentiments, des inclinations, des sympathies et des antipathies, des engagements personnels ou politiques. Des humeurs aussi.
L'organisation de L'Express tend à éliminer les humeurs et les coups de lune, à protéger et à se protéger des sentiments, ou plutôt de leur expression impétueuse, à tenir la laisse courte à l'irresponsabilité.
Les hommes (et les femmes) ne sont pas spontanément de petites merveilles d'intelligence, de bon sens, de rigueur, d'honnêteté intellectuelle. Mais on peut essayer de mettre en place des institutions favorables, plus que d'autres, à la suprématie de la raison. C'est ce que M. Jean Monnet dit toujours, avec tant de conviction, au sujet des Etats.
Toutes choses égales, de telles institutions existent à L'Express, voulues par J.-J. Servan-Schreiber.
Son entreprise politique a donc été, doit être et sera rapportée et analysée ici avec autant d'honnêteté et de sang-froid que toute autre entreprise — dans ses péripéties comme dans son esprit. Tout concourt à ce qu'elle le soit : nos méthodes de travail et la volonté du principal intéressé, même s'il lui arrive d'en souffrir.
Au moment où J.-J. Servan-Schreiber n'est pas précisément accablé d'hommages, on nous permettra de lui rendre celui-ci.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express