Je ne le ferai plus...

Ode à sa mère à l'occasion de la fête des mères
C'était dimanche la fête des Mères. Il y avait là, à coup sûr, un beau sujet de chronique : « Mère, je vous remercie... de m'avoir donné la vie... » Matière émouvante, d'actualité, facile à émailler de quelques unes des citations qu'aucun grand homme n'a manqué de faire à propos de sa mère.
Seulement, voilà. Je ne sais pas quel est votre sentiment lorsque vous pensez à votre mère. Pour moi, il m'est impossible d'y songer avec la solennité respectueuse qui convient aux grandes réjouissances. J'aurais l'impression d'écrire un discours pour une distribution de prix à laquelle, affreux embarras, il faudrait remettre le prix d'excellence à tout le monde.
Maman si douce et si chère, maman lointaine, me pardonner as tu de ne pas savoir, en ce jour de fête, célébrer tes vertus en termes choisis ? Es tu bonne, tendre, indulgente, courageuse ? Je ne sais rien. Tu es Maman, c'est tout. Quelqu'un à qui on ne pense pas, qui est toujours là lorsqu'on a peur, lorsqu'on a mal, lorsqu'on a faim.
Pendant des années et encore des années, j'ai vécu comme tous les petits enfants, mystérieusement protégée par ta présence vigilante. Tu étais fée, une fée familière et sans cesse sollicitée : Maman, raconte moi une histoire ; Maman, donne moi un chocolat ; Maman, je suis tombée ; Maman, pourquoi j'ai pas la tête en bas quand la terre tourne ?... Monde magique où les bons sont récompensés, les méchants punis, les Mamans capables de tous les miracles...
Et puis tout de même la vie est là qui vous arrache au merveilleux refuge. Un jour, comme un fruit mûr se détache de l'arbre, je suis tombée de toi. Il a fallu vivre et c'est une occupation terriblement absorbante, si absorbante que les enfants n'ont pas une minute pour se demander ce que leurs parents peuvent bien faire pendant ce temps là.
De loin en loin, comme un nageur émerge, on passe la tête, on jette un regard : « Maman est toujours là ? Tout va bien ? Bon... » Et on replonge. On a un métier à soi, une maison à soi, des enfants à soi, un homme à soi. On est devenu quelqu'un de sérieux. On a, à son tour, des devoirs, des responsabilités, des obligations. Ah ! pourquoi fautil grandir ? Maman n'est plus là pour résoudre tous les problèmes. Maman n'est plus une fée. C'est une dame comme tout le monde, dont le visage, agenda de mon enfance, porte inscrites en fines rides chacune de mes maladies, chacune de mes incartades.
Je la maltraite terriblement. Il y a tant à lutter aujourd'hui ! Et elle m'a appris que même lasse et excédée de soucis, il fallait sourire. Alors c'est tout naturellement sur elle que retombe ce qui doit tout de même éclater de ma mauvaise humeur.
J'oublie pendant des semaines de lui écrire ou de lui téléphoner. Puis, soudain, je la « réquisitionne » sans m'inquiéter de savoir si je bouleverse sa vie. J'ai besoin d'elle pour garder mon fils ou pour déménager.
La remercier ? Pourquoi ? Remercie t-on le soleil de briller ? Ma Maman est à moi. Je dispose d'elle. C'est si simple.
Je sais qu'elle n'approuve pas l'ordre gui règne dans mes armoires et que dans ma maison elle se comportera toujours comme une étrangère. Elle est en visite. Elle ne connaît pas la place des boutons électriques et ne veut pas la connaître. Elle est secrètement hostile à tout ce qui ne me vient pas d'elle.
Elle nourrit des plans subtils pour m'enlever « aux étrangers » et pour me garder quelques jours auprès d'elle. Ses offensives commencent invariablement par :
— Tu as mauvaise mine ! Tu devrais vraiment te reposer un peu. « Ils » te tueront !
« Ils », c'est tout ce qui nous sépare. Depuis dix ans, elle espère qu'un jour je dirai :
— C'est vrai, je suis fatiguée, Maman, gardemoi.. Demain tu m'apporteras mon petit déjeuner au lit, je me lèverai tard et je laisserai traîner toutes mes affaires. Nous bavarderons à en perdre haleine sans que mon mari demande, soupçonneux : « Alors, la mère et la fille, vous avez fini de vous faire des confidences ? »
Voilà ce qu'elle attend. Mais lorsqu'elle s'inquiète de ma santé, je lui réponds par quelque insolence. Parfois, je lui fais de la peine. C'est une vieille habitude. Et au lieu de la consoler, je la rabroue parce que je n'ai ni le temps, ni le goût de m'attendrir. C'est une question de génération. Elle sait que je redoute les larmes, alors elle ne pleure pas. Mais devant son regard éperdu, son doux visage flétri, ses mains usées par cent travaux, un flot de tendresse m'envahit et je dois lutter désespérément pour ne pas me jeter dans ses bras et lui dire comme autrefois : « Pardon, Maman. Je te promets que je ne le ferai plus... »
D'ailleurs, ce n'est pas vrai. Je recommencerai à lui faire de la peine. Comme plus tard mon fils me fera de la peine, puisque c'est le lot des mères d'être bousculées, abandonnées, trahies par les petits qui sont devenus grands. Cependant elles pardonnent toujours parce que, dans le coupable, elles voient encore l'enfant et qu'elles pensent avec raison : Mon petit est incapable de commettre une mauvaise action.
Si les criminels étaient jugés dans leur nursery, je crois qu'ils ne seraient jamais condamnés. Les mères nous jugent toujours dans notre nursery. Est-ce pour cela qu'elles ne nous condamnent jamais et qu'il est impossible de se sentir tout à fait misérable, tout à fait solitaire, tout à fait mauvais tant que nous avons, quelque part, une Maman ?
Maman « pauvrette et ancienne », toute douce et toute tendre, c'était dimanche ta fête. Des messieurs importants te l'ont souhaitée avec des discours et des oriflammes. Moi, sur une feuille de papier blanc, j'ai simplement écrit : Maman, je t'aime... C'était une lettre. Tu ne l'as pas reçue ? C'est que, vois tu, j'ai oublié de la mettre à la poste.

Mardi, octobre 29, 2013
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