Je l'ai bien aimé..., par Françoise Giroud

Le Mitterrand de la légende, rose ou noire, m'est étranger. Mon Mitterrand à moi était digne de tendresse.

Le téléphone sonne : François Mitterrand est mort. Mon coeur se serre. Je n'ai pas envie d'écrire. Les pressions sont fortes. Mitterrand et les femmes, trois feuillets sur Mitterrand et les femmes, s'il vous plaît... Mitterrand et l'amitié, voilà un sujet... Mitterrand et la télévision, comment il l'a libérée; ça ne vous dit rien?... Mitterrand jeune homme, vous l'avez bien connu, parlez-nous de Mitterrand jeune homme... Ah! laissez-moi tranquille, vous ne voyez pas que j'ai de la peine? Je l'ai bien connu, en effet, quand il était encore un oiseau de feu, beau, timide, ardent, frémissant d'orgueil et d'ambition comme il faut être quand on prétend aux grands emplois. Ce qu'il voulait? Le pouvoir.

Plus tard, je l'ai vu traverser de terribles épreuves, l'affaire des fuites, l'affaire de l'Observatoire sans qu'il perde un instant son sang-froid. Si : une fois, j'ai vu les larmes lui perler aux yeux quand il s'est cru perdu. Quand je le lui ai dit, il a nié. Lui, des larmes? Jamais! En 1958, je l'ai vu dressé de toutes ses forces contre le retour de De Gaulle dans les bagages des militaires, disait-il, immédiatement conscient que ce serait pour longtemps et que, dès lors, le pouvoir n'était pas pour demain ni pour après-demain. Abattu? Non. Jamais. Résolu. Il fallait attendre, et remettre l'ouvrage sur le métier.

La patience était sa seconde nature, avec l'intelligence stratégique. Je l'ai vu dans le métro, se coltinant des livres qu'il venait d'acheter comme des pierres précieuses. Je l'ai vu, mijotant le Programme commun, sortir en riant d'une rencontre clandestine avec Georges Marchais, avec le sentiment de l'avoir berné. Je ne sais plus de quoi il s'agissait. En quarante ans, nous avons fait un long chemin côte à côte, où je l'ai vu fidèle en amitié comme personne, infidèle en amour comme tout le monde, délicat avec ceux qui lui étaient chers, économe de ses sentiments, et très généralement impénétrable. Coriace. Secret. Toujours souverain de lui-même. Jusque dans la douleur de ses dernières années. Que dire d'autre? Le Mitterrand de la légende, rose ou noire, m'est étranger même si j'ai des reproches à lui adresser. Mon Mitterrand à moi était digne de tendresse. Je l'ai aimé. 

Jeudi, janvier 11, 1996
Le Nouvel Observateur