Irritante Eva

« Eva » avec Jeanne Moreau, film décevant
Une charade sans solution.

« Eva », de Joseph Losey, avec Jeanne Moreau et Stanley Baker.

Qu'est-ce qui ne va pas dans « Eva » ? Deux visions, peut-être trois, seraient nécessaires pour élucider le curieux sentiment de frustration que procure ce film, tiré par Joseph Losey (« Les Criminels ») du roman de James Hadley Chase.
Pourtant, vingt plans vous restent en mémoire. Cadrages baroques, tableaux précieux, composés, où tout le champ de l'image est meublé avec une science méticuleuse du rapport
des volumes et des matières, caméra moelleuse, glissante, qui s'enroule autour des villes, des objets et des visages, présence obsédante de Jeanne Moreau photographiée sous des angles neufs... Ah ! M. Joseph Losey n'est pas n'importe qui ! Son style est d'une telle richesse qu'à chaque phrase il surprend, à la façon de ces écrivains qui n'emploient jamais l'adjectif attendu mais toujours le mot rare.
Cinq minutes s'écoulent, un quart d'heure, une demi-heure... Si brillant que soit le styliste, vient le moment où l'on souhaiterait qu'il eût quelque chose à dire.
Non « qu'Eva » soit un film creux. C'est une charade sans solution.
Mon premier est un homme. Anglais, antipathique, auteur fêté au Festival de Venise, d'un roman devenu film.
En vérité, un imposteur, rongé par son imposture. Le roman qui lui vaut cette subite notoriété, c'est son frère qui l'a écrit et qui lui en a confié le manuscrit avant de mourir.
Mon deuxième est une femme. Française, énigmatique, vivant en Italie du gout sado-masochiste qu'ont certains hommes riches pour les belles créatures cyniques dans leur vénalité. Ils jouissent d'humilier en payant, et d'être humiliés en ne se faisant accepter que pour leur argent.
Mon premier et mon deuxième se rencontrent. Et à partir de là, je suis bien incapable de vous dire ce qui se passe entre eux.
Il a envie d'elle. Elle le fait droguer. Il finit par la prendre. Elle n'a pas l'air de trouver cela désagréable mais, si elle a des sentiments, elle les garde pour elle. Le seul qu'elle manifeste, c'est un mépris taciturne pour les hommes et un dur plaisir a les voir dignes de ce mépris. Il essaye de s'en détacher ; elle le siffle. Il revient ; elle le bat. Il s'en va ; elle aussi. Pourquoi ?

Dites-moi... cet Anglais...

On se dit qu'il doit y avoir une raison au comportement de ce couple. Il n'y a qu'un mauvais scénario, où la logique interne des personnages, sensible dans le roman, est, à l'écran, absente.
Mais tel est le talent de Losey, et le sombre rayonnement de Jeanne Moreau, que l'on y croit à ces personnages et qu'au lieu de s'en désintéresser, comme il arrive avec des marionnettes, le spectateur se sent dans la situation de quelqu'un qui s'acharne à suivre une conversation dans une langue étrangère.
Avec les bribes de ce qu'il saisit, il s'évertue à reconstituer un discours intelligible... Et puis, crac ! La phrase suivante indique qu'il s'est trompé.
Je connais des spectateurs fascinés et furieux, qui, trois jours après avoir vu le film, discutaient encore de la psychologie d'Eva. On conviendra que ce n'est pas banal et qu'il y avait donc bien, dans ce rôle, de quoi séduire Jeanne Moreau. Hélas ! on ne peut pas lui téléphoner en sortant pour lui demander :
« Dites-moi... cet Anglais... Il vous plaît, ou non ? Vous le chassez par orgueil, parce que vous craignez le plaisir qu'il vous donne ? Parce que si une chance d'amour existait, tout votre système s'effondrerait ? Ou bien parce qu'une fois un homme réduit, détruit, vous n'avez plus rien à en faire ? »
Déconcertante, irritante Eva, tout occupée de sa chevelure, où Losey semble littéralement localiser sa sexualité... Déconcertant récit, prétentieux, obscur, et qui, comme Eva, vous tient à distance.
Nul doute que Losey a voulu cette distance. Mais il a poussé la provocation au-delà du seuil de sécurité.
Rien d'étonnant si le public qui cherche dans tout spectacle, quelle qu'en soit la nature, une tension suivie d'apaisement, se révolte et siffle.
Habilement mis en condition, les nerfs sciés par la musique dont se nourrit Eva, sa déception est à la mesure de ce qu'il espère. Plus intense est l'attente, plus violent le dépit lorsque le plaisir se dérobe.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express