Générale…ment

Sur le succès de certaines pièces, le public mondain qui assiste aux représentations générales
Générale. ..ment

par Françoise GIROUD

« 1er février 1910 : Chantecler. Places 131 et 133 dans un mauvais petit coin. A Cyrano et à L'Aiglon, pour la répétition générale et pour la première, nous avions des places au premier rang.. C'est l'échelle de la gloire...», note Jules Renard, amer, dans son journal.
Aujourd'hui, les Parisiens ne tiennent plus leur journal; mais ceux qui composent les salles de ces « générales » dont ce mois a été riche tiennent encore cette sorte de comptabilité.
Ils ont été vus « à » Maurice Chevalier, à L'Etat de siège, aux Ballets des Champs - Elysées, à La Marguerite, aux Enfants d'Edouard. Ailleurs, il n'était pas indispensable d'être vus, s'il était parfois agréable de voir.
Pour certains, directeurs et auteurs feraient volontiers construire, s'ils osaient, des fauteuils de moelleux duvet. Les critiques! ... Ils coucheraient Jean-Jacques Gautier sur un lit de roses s'ils savaient arracher ainsi les épines qu'il plantera le soir même, en vingt lignes, dans leur cœur déchiré.
On prend soin, au moins, de ne pas le mettre sur un strapontin.
Le strapontin est réservé aux amis sûrs. Ceux que l'auteur oublie en cas de succès et qui l'entourent en cas d'insuccès. Il y a toujours assez de strapontins pour eux.
Aux meilleures places de la salle, on trouve donc, outre Gautier, toujours accompagné d'une jolie femme — la même, ce qui est original, la sienne, ce qui l'est encore davantage —, Barjavel, visage fermé et col ouvert, ennemi déclaré de la tenue de soirée, Robert Kemp qui a toujours l'air content... jusqu'à ce qu'on le lise, Kléber Haedens,
rouge, mais dont on ne sait si c'est de plaisir, de colère ou de complexion naturelle, et tous ceux dont auteur et acteurs attendent le verdict imprimé.
La critique n a jamais fait ou défait le succès d' un spectacle si le succès se traduit en recettes. Mais les recettes viennent après. Les critiques viennent tout de suite. Et il arrive même qu'ils soient d'accord avec le public, s'ils le sont rarement avec le jugement de la postérité. Le 2 novembre 1901, Mendès écrivait : « L'Enigme, de M. Paul Hervieu, est la plus admirable tragédie de ce temps ».
Et Goncourt déclarait, à la même époque : « Maupassant a
du métier, mais cë n'est pas ce que nous appelons, nous, un artiste ».
Seulement la postérité, n'est-ce pas ? ce n'est pas elle qui vous invite à dîner dans les ambassades, qui vous donne la Légion d'honneur, l'estime de votre concierge et la présence de MMe Paul Auriol ou de M. Pierre de Gaulle dans une loge. La première assistait à la générale de L' Etat de siège, le second aux Ballets des Champs-Élysées. Je ne sais pas ce qu'ils en pensaient mais ils le cachaient bien.
Aux bonnes places, on trouve encore M. François Mauriac, souvent accompagné de la princesse Vjazemsky sa fille, le chapeau sous lequel il paraît qu'il y a Mme Steve Passeur, l'œil bleu impitoyable de Mme Marcel Achard, l'oeil brun indulgent, de Mme Edouard Bourdet, un couturier ou deux et quelquefois - quelquefois ) Jean Cocteau.
Quand il n'est pas là, il y a du moins cinq ou six exemplaires de son manteau, cette sorte de houppelande courte à capuchon, en poil de cri... de chameau, barrée de brandebourgs, que portaient les officiers de la R.A.F. et qui est devenue, depuis que Cocteau l'a adopté, l'indispensable complément du new look masculin.
Aux mauvaises places on trouve tous ceux qui sont vexés. Vexés si on ne les invite pas, vexés si on les invite mal.
Heureusement il y a les entractes pendant lesquels nul n'est obligé de porter sur son front le numéro de son fauteuil.
Il arrive aussi que les trois comtesse honorent de leur aristocratique présence ces salles roturières : Marie- Laure de Noailles, Marie-Blanche de Polignac, Louise de Vilmorin, qui trouva l'autre soir Maurice Chevalier ''vulgaire'' et le dit bien haut,pour que nul n'en ignore.
Mais elles sont généralement spirituelles, brillantes, élégantes, et fort entourées d'une cour où l'on ne trouve pas que des courtisans.
Et l'auteur ? Eh bien ! l'auteur souffre. C'est d'ailleurs tout ce qui lui reste à faire. Et pendant deux heures, il regrette profondément d'avoir choisi ce métier- là.
Il sait que, si l'argent se gagne à chaque représentation, ce sont les « générales » qui lui donnent des galons.
Ce qui est, somme toute, assez naturel.

Mardi, octobre 29, 2013
Carrefour