Et le reste ?

De retour de l'étranger, FG fait le point sur l'atmosphère sociale actuelle. Frappée par l'absence de débat public à l'approche des élections. Joutes oratoires sans grandes conséquences entre députés.
C'est pas que ça va mal, mais c'est que ça ne va pas bien. » En ces termes, le chauffeur de taxi résume la France de ces dernières semaines.
« D'ailleurs, ajoute-t-il, vous n'avez qu'à voir. Les gens en ont marre.»
— Marre de quoi ? - Il ne peut pas dire.
Du gouvernement ?
— Oh ! Ceux-là, dit-il, dans la merdouille où on est, ils font plutôt ce qu'ils peuvent.
— La merdouille, comme vous dites, ça se traduit par quoi, exactement ?
— D'abord les prix, vu que c'est un scandale. Et puis... »
Il cherche. « Et puis ?
— Et puis le pétrole et tout ce bazar avec l'Algérie. Le Pompidou, là-dessus, il n'a pas la cote, je vous le dis ! Et puis... Et puis tout, quoi : les gosses au lycée, les flics et le reste, vous n'avez qu'à voir... »
Il n'y a qu'à voir, en effet. En termes différents, mais analogues dans l'esprit comme dans le flou des griefs, c'est le son que l'on recueille partout quand on revient de l'étranger.
Cela ne ressemble pas à une véritable angoisse. Ni à une véritable colère. Mais c'est, un peu plus encore qu'il n'est d'usage en hiver, un climat venteux, hargneux, morose.
Il est vrai que le climat n'est pas meilleur ailleurs et que, comme dit le président de la République, « les Français ne sont pas les plus malheureux ». Mais quoi ! on ne fait pas un concours. Et puis, personne n'a encore jamais réussi à déterminer scientifiquement, ni même approximativement, quels sont les indicatifs du malheur et du bonheur à l'échelle d'une collectivité ; à quel moment on peut dire d'un peuple qu'il est malheureux, mises à part des conditions objectives évidentes : la guerre sur le territoire national, la faim, le despotisme, etc.
Pour le reste, et sans référence plus sûre que la sensibilité personnelle, on pourrait dire que, cette année, le peuple américain est subjectivement malheureux, le peuple japonais subjectivement heureux, et le peuple français partagé entre sa capacité particulière de goûter les choses de la vie et son peu d'appétit pour l'avenir où il se voit entrer.
Quelque chose frappe, en retrouvant la France, c'est, à la veille d'élections, l'absence, vertigineuse comme le vide, de débat public.
Ici et là, on échange des propos gracieux. Ainsi, les deux députés de la Loire, également candidats à Saint-Etienne, mardi, sur l'antenne d'Europe N° 1 : « Vous êtes un fumiste ! » criait M. Durafour, le centriste. « Vous mentez ! » répondait M. Neuwirth, l'U.d.r. Ou peut-être était-ce le contraire.
En fait de débat public, l'auditeur avait envie de dire : « Oh ! pardon... » et de fermer son poste, comme on referme une porte quand on a surpris une querelle intime.
La veille, c'était M. Alexandre Sanguinetti, député U.d.r. de Toulouse, qui traitait M. Jean-Marcel Jeanneney, député U.d.r. de Grenoble, de « fossile », après que celui-ci eut dit, à R.t.l. : « Le gaullisme sans de Gaulle, moi, je n'y crois pas. »
Quant à M. Christian Fouchet, député démissionnaire de l'U.d.r., c'est au gaullisme avec M. Soustelle qu'il ne croit pas.
Débat public ? Certes non. C'est une querelle théologique entre clercs du gaullisme, ceux qui furent les apôtres et ceux qui furent les clients du Général également âpres à vouloir, seuls, dire l'Evangile.
Ils vont finir par faire tourner les tables !
« Mon Général, êtes-vous là ? » demandera le désormais célèbre René Tomasini, secrétaire général de l'U.d.r. Le drôle serait que le Général répondît, à coups de pied de table : « Si j'étais là, Tomasini, vous n'y seriez plus. »
Que la scène politique soit occupée, depuis des jours, par les incontinences verbales de M. Tomasini, que chacun moud et remoud dans son moulin à soi en faisant semblant de croire que ce que dit M. Tomasini est important, cela signifie bien que, sur cette scène, il n'y a rien.
Et on voit l'ineffable M. Christian Bonnet, député indépendant du Morbihan, en profiter pour s'avancer et annoncer que son parti a « un rôle essentiel à jouer » entre l'intolérance de M. Tomasini et le laxisme de M. Edgar Faure, parce que la France est « un pays mentalement fragile ». Mentalement fragile, il a vraiment écrit cela. Dans une tribune libre du « Monde », où l'on trouve également cette phrase admirable : « ...le chef de l'Etat dont l'intelligence des problèmes les plus complexes n'a pas altéré le solide équilibre ».
Voilà M. Pompidou prévenu. Un grain d'intelligence en plus et il en vacillera.
Du coup, M. Edgar Faure répond à M. Christian Bonnet que « ses qualités de style » donnent « un tour piquant » à l'agression dont il fait l'objet.
Tout cela, on s'en divertit peut-être au cours de l'un de ces dîners politico-parisiens où se dit la petite histoire, où tout le monde a de l'esprit, et où les maîtres d'hôtel font ensuite leur rapport à M. le ministre de l'Intérieur. Mais à part ce milieu étroit, qui cela intéresse-t-il ?
Le théâtre, en politique, vit de vedettes, pas de doublures. Et la vedette, dans le régime présidentiel où, à la fin, nous sommes, c'est le président de la République. Même le Premier ministre n'en est pas tout à fait une, dans la mesure où le public sent, s'il ne le sait, que le pouvoir avec un grand P est à l'Elysée. Que le régime est, en somme, une monarchie tempérée par l'élection.
Sans doute, le temps du prosaïsme, qu'incarne si consciencieusement M. Pompidou, était-il venu, après nos cavalcades dans les sommets gaulliens. Ce n'est pas méprisable, le prosaïsme, loin de là. C'est exactement ce dont il est question dans les élections municipales : les équipements, le financement, la gestion, le développement, l'urbanisation, les routes... Au lieu de parler, hypocritement comme on le fait parfois, d'élections apolitiques, on devrait parler d'élections prosaïques pour faire la différence entre ce qui constitue le tissu de la vie quotidienne et... le reste.
Mais un peuple, et un peuple nerveux, peut-il demeurer aussi longtemps dépourvu de ce reste, qui n'est pas la poésie par opposition à la prose, ni le rêve par rapport aux réalités, mais le projet collectif, l'ambition nationale, en bref ce vers quoi tend une société donnée à un moment donné de son histoire ?
Quand on laisse à ce point l'imagination sans aliment, l'élan sans objet, l'avenir sans couleur, le ciel sans étoile où accrocher un char, il se peut qu'on parvienne néanmoins à industrialiser sauvagement un pays. Mais M. Pompidou ne pourrait-il pas, au moins, nous en donner envie ?

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express