En pièces détachées

Progrès techniques médicaux qui autorisent peu à peu à des greffes d'organes de plus en plus fréquentes. Analyse la symbolique du coeur.
Rodrigue, as-tu du cœur?
— A battre avec excès, père, pour votre honneur.
Il n'est plus, je le crains, propre à nouveau duel.
Mais si vous ordonniez que par un troc cruel,
Soit greffé en son lieu celui de votre fille,
Je ressusciterais au nom de la famille.
— Sacrifier cette enfant ? O ma douleur, qu'entends-je ?
Soit ! J'ordonne. Ainsi fais, va, cours, vole et nous venge. »
Cher Corneille, dont nous avons appris à l'école qu'il peint les hommes tels qu'ils devraient être, tandis que Racine les peint tels qu'ils sont, est-ce ainsi qu'il intégrerait (en des vers meilleurs), dans son système moral, les greffes d'organes ?
Les spécialistes nous le disent : incertaines encore, de telles transplantations pourront devenir, à plus ou moins brève échéance, de pratique courante.
En matière de plomberie humaine, nous faisons, en somme, de gigantesques progrès. La fuite finale reste inévitable, par où, un jour, s'écoule la vie. Mais entretemps, en changeant un joint par-ci, un tuyau par-là, un réservoir ou une pompe ailleurs, le fonctionnement des installations provisoires que nous sommes sera sensiblement prolongé.
Cela ne compensera pas, sans doute, le nombre d'installations dont le fonctionnement est enrayé ou définitivement abrégé par les accidents de la route. Mais une voiture, on choisit d'y monter, et cela donne parfois quelque plaisir. Alors que l'on ne choisit pas sa plomberie et que ce n'est pas toujours l'abus des plaisirs qui la détraque prématurément.
Que cette injustice des injustices, la maladie, puisse un jour être conjurée, que tant de miracles, déjà, se produisent, cela suffit à ridiculiser ceux qui ricanent quand on parle de progrès. Protéger, sauver, prolonger la santé physique, c'est le progrès pur, absolu, celui qu'aucun mouvement dialectique ne saurait mettre, une fois réalisé, en face de nouveaux problèmes à résoudre. Si âge d'or il y a, un jour, ce sera celui dont la maladie aura d'abord été expulsée. Rhume de cerveau y compris.
Nous n'y sommes pas encore, si prompts qu'aient été, depuis vingt-cinq ans, les travaux des plombiers. Et l'injustice est d'autant plus sensible, quand elle frappe, que le moment semble proche où l'on pourra y soustraire ceux que l'on aime et, soi-même, y échapper.
Ou trouvera-t-on les pièces détachées ? Problème troublant. Déjà le renouvellement total du sang auquel on procède chez certains nouveau-nés est venu bouleverser toutes les valeurs que l'on prêtait à ce liquide poisseux. La voix du sang... Bon sang ne saurait mentir... Le sang bleu... Autant de clichés à rayer de notre esprit. Mais nous en sommes si bien imprégnés que pas un de nous, ayant eu à subir une transfusion, qui ne se soit demandé : « D'où vient-il, ce sang nouveau que l'on me donne ? Est-ce d'un pompier, d'une ballerine ou d'un mathématicien ?» Et qui ne se soit pris à rêver...
Encore à cet égard commençons-nous à être blasés et à trouver tout naturel que se soient établis des vases communicants, que l'on puisse acheter ce produit que personne ne sait produire, dès lors qu'il est nécessaire.
Mais le rein, l'œil d'un autre... D'un autre que l'on peut rencontrer, possédant le rein ou l'œil qui font la paire... Fascinant. Le foie, le cœur d'un autre... Affolant. L'organe doit être prélevé avant que commence la dégradation cellulaire qu'entraîne l'arrêt circulatoire. Donc sur un mourant que, ce faisant, l'on achève. Qu'est-ce donc que le processus de la mort ? A quel moment sera-t-il déclaré irréversible ? Et par qui ?
Si de tels transferts deviennent fréquents, avant que ne soit mis au point le cœur artificiel, dans quelle confusion de sentiments se trouveront ceux qui, auprès d'un futur « rénové », attendront qu'un autre perde la vie pour le « décardiaquer » ? On aurait déjà mauvaise conscience à attendre qu'un cycliste brise sa monture pour en soustraire le pédalier. Que dire d'une vie !
On ne s'y reprend pas à deux fois pour greffer un organe unique à la place d'un autre. Si la substitution rate, l'opéré qui, dans la plupart des cas, disent les spécialistes, aurait pu vivre longtemps avec un cœur fragile, est condamné. Qui prendra la responsabilité de lui suggérer l'échange ? De l'y inciter ? Il restera toujours exclu — du moins peut-on l'espérer — de le tenter sans l'accord de l'intéressé. Mais elle doit avoir quelque chose de profondément perturbant, pour un malade, cette perspective de ne pouvoir se réveiller qu'avec le cœur d'un mort inconnu dans la poitrine.
Aura-t-on le droit de le vendre, ce cœur, de son vivant, pour en laisser le prix à ses enfants ? « Cœur à retenir, en parfait état, foie disponible pour Pâques. Occasion à saisir. Intermédiaires s'abstenir. » Telles seraient alors les petites annonces, tandis qu'experts et juristes auraient à élaborer de subtiles législations.
Aura-t-on le droit de donner son cœur et de le donner, pour toujours — enfin ! — à la personne de son choix ? De dire : « Je vous en prie, je n'ai plus rien, vraiment plus rien à en faire et j'aurais plaisir à savoir qu'il ne battra que pour vous. Méfiez-vous, cependant, il m'a joué des tours... »
Il est vrai que cette grosse pompe, ce muscle humain, ne mérite pas, en fait, les reproches ni les éloges que nous lui adressons. Il a donné abusivement son nom à ce que nous appelons le cœur et qui n'est nulle part, à moins qu'il ne soit partout. Et nous disons qu'il est bon, ou qu'au contraire il est de pierre, et encore qu'il est tendre, dur, volage, fidèle, ferme, grand, meurtri, sec, quand il n'est pas absent, comme c'est le cas chez les sans-cœur. Alors, ce n'est pas de plomberie qu'il s'agit, mais d'une autre mécanique encore plus subtile, encore plus vulnérable
Cependant, on ne dit pas d'un homme gai qu'il a le foie léger et d'un homme sombre qu'il a le foie lourd. Ce serait peut-être plus exact. Mais le poids des symboles est plus puissant que celui de la réalité Et la symbolique du cœur est, dans toutes les langues, l'une des mieux enracinées.
On l'a bien vu à propos de l'opération du Cap. L'émotion attentive que partout elle a fait naître était au-delà de l'exploit chirurgical.
Le cœur appartient, avec la tête, à la partie noble de l'homme, celle à laquelle il veut obscurément inféoder les autres. Et même s'il n'y parvient pas, qu'il le veuille est déjà beau. De ce côté-là, il est vrai, les progrès sont moins évidents.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express