Du sang à la une…

L'affaire Cri-cri, la mort d'une fillette de 16 ans, un homme accusé du meurtre de sa maîtresse, deux autres meutres...
Ce grand journal du soir dans lequel j'allais envelopper les boîtes de cachets contre la grippe, les bouteilles de sirop contre la toux, les flacons de gouttes contre le rhume et tout l'arsenal de ces remèdes auxquels personne ne croit mais que tout le monde absorbe depuis huit jours, ce grand journal du soir, la pharmacienne me l'a arraché des mains.
— Je vais vous donner celui d'hier, m'at-elle dit. Celui-là j'y tiens... Pensez, je n'ai pas encore lu l'article !
L'article ? La pharmacienne s'intéressait-elle aux déclarations du président Benès ? Ou au remboursement des billets de cinq mille francs ? Au bebop ? Ou à l'horoscope quotidien ?
— Je n'y crois pas, moi, au riche châtelain. Et vous ?
Moi ? J'avais compris. La pharmacienne ne s'intéressait qu'à '' l'affaire Cri-Cri '' .

J'en demande pardon à ceux qui se sont insurgés cette semaine contre la place que les quotidiens réservent à ce fait divers, mais les réactions de la pharmacienne et de centaines de milliers de lecteurs qui, depuis quarante jours, se demandent si Cri-Cri s'est suicidée ou si elle a été assassinée, si elle pouvait déboutonner elle-même sa robe ou si on l'a déshabillée, ne me paraissent pas aussi méprisables qu'on veut bien le dire et l'écrire.
Dans un fait divers, il y a de la chair et du sang et parfois de l'amour. Il y a un projecteur braqué brusquement sur un lambeau de vie, de cette vie humaine dont on fait si grand cas entre deux guerres.
Dans le récit circonstancié des entrevues entre MM. Bollaert et BaoDaï, il y a des mots, des mots et encore des mots. Il y a un projecteur braqué brusquement sur la stérilité des mots, de ces mots dont on fait si grand cas entre deux guerres.
Pourquoi la mort d'une petite fille de seize ans ne serait-elle pas aussi émouvante que la mort d'un empire ?
S'il y a mauvais goût à s'étendre sur cette histoire au lieu de l'enterrer pudiquement dans la colonne des chiens écrasés, c'est peutêtre parce que la vie a toujours mauvais goût qui fait pousser les petits enfants dans le ventre des filles, et les passions tardives dans le cœur sénile des hommes pieux.

Tel cet Oscar Leblus, autre vedette de l'actualité, qui fera trois ans de prison parce qu'il a tué sa femme qui l'avait arraché à la grande route de son foyer pour l'entraîner sur le chemin vicinal de l'adultère.
Là, la misère s'en est mêlée La misère, cette autre manifestation de mauvais goût.
Oscar, mari infidèle, et Simone, maîtresse passionnée, n'avaient pas de quoi vivre ensemble. Ils ont placé tous leurs espoirs dans la bienveillance de la Loterie Nationale, dans la protection de sainte ThérèsedeLisieux et de Notre-DamedeLourdes réunies.
Déçus triplement, il ne leur restait plus qu'à mourir.
Les convictions religieuses de l'homme lui ont interdit de faire couler le sang le jour de Noël. Mais le lendemain, elles ne l'ont pas retenu pour découper sa compagne avec un rasoir.. Après quoi, il a retourné le rasoir contre lui... et il s'est légèrement blessé.
Pas si fou que ça, Oscar !

Philippe, manouvrier de Troyes, a eu moins de chance. Après avoir tué Renée — 26 ans — à coups de fusil, il a déchargé l'arme dans sa bouche. Il ne souffrira plus de jalousie.
Jean Maurice, lui, est mort à sa façon. Il finira ses jours au bagne parce qu'il a tué à coups de revolver le mari de la belle Jeannette. Elle en avait tellement envie !
Il était gardien de la paix ; mais la paix des autres se garde plus aisément que la sienne.
La Seine qui a accueilli Cri-Cri un soir de brume, le fusil, le rasoir, : le revolver, des cadavres, des sanglots, des coeurs déchirés, des âmes affolées, tout cela est évidemment de très mauvais goût.
Mais lorsqu'on sollicite l'attention du public à propos de la Tchécoslovaquie, il s'agit bien aussi de savoir si elle succombe à un assassinat ou à un suicide.
Et le fait divers le plus sensationnel du mois aurait pu se résumer ainsi :
« Un vol particulièrement audacieux a été commis par un individu non armé, René M..., qui a réussi à dérober plusieurs milliards en coupures de cinq mille francs. Les victimes ont renoncé à porter plainte. »

(Illustrations de DOUAY.)

Mardi, octobre 29, 2013
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