Dommages sans intérêt

Condamnation en jugement de la société Pathé à verser dommages et intérêts à Prévert et Carné, dont le film Les Enfants du paradis possédaient des coupures qui le défiguraient. Loue cette décision et critique les grandes société cinématographiques qui sou
Combien, cette laitue ? 30 francs ? Bon ! Je paye et j'ai le droit de la manger braisée, en salade, ou de la porter en boutonnière.
Combien, ce scénario, monsieur Prévert?... Combien, cette mise en scène, monsieur Carné ?... Bon ! Je paye. Et j'ai le droit de faire de votre film des petits pâtés.
Entre l'auteur de film et l'épicier, nulle différence. C'était ainsi du moins jusqu'à mercredi dernier. Mercredi 6 avril 1949 : une date dans l'histoire du cinéma, puisqu'un jugement appelé à faire jurisprudence a condamné la Société Pathé à verser 100.000 francs de dommages et intérêts à Jacques Prévert et à Marcel Carné, dont le film Les Enfants du paradis était représenté avec des coupures qui le défiguraient.
Pour des faits analogues, la Société Gaumont était également condamnée à dédommager Pierre Blanchar et Bernard Zimmer.
Ces deux sociétés prétendaient, en somme, « digérer » les films comme on digère des livres, selon l'horrible expression qui suffirait à vous dégoûter de ce procédé qui consiste à vous faire avaler ce que d'autres ont mâché pour vous.
Dans l'immense mâchoire de la médiocrité, on jette ensemble Stendhal, l'art de lancer une bombe atomique et Les Enfants du paradis.
Mastiquez bien et servez broché.
Le Rouge et le Noir ? C'est tellement long ! A quoi bon perdre ce temps précieux que l'on peut beaucoup mieux employer à la lecture d'Ambre, par exemple.
Mais l'homme moderne doit néanmoins savoir de quoi il s'agit dans Stendhal, parce qu'il faut avoir l'air d être au courant dans la conversation. Alors, on mettra an point une version « digérée » à son usage.
Celle-ci, par exemple, qui a l'avantage d'être particulièrement brève :
Un jeune homme ambitieux, Julien Sorel, devient l'amant d'une femme mariée, Mme de Rénal, puis celui d'une riche héritière, Mathilde de la Mole, qu'il espère épouser. Mme de Rénal l'en empêche : il la tue. Puis il est condamné et exécuté, tandis que les deux femmes pleurent ensemble.
En trois noms propres, et cinq lignes, le lecteur le plus pressé et le plus obtus pourra dire à l'occasion :
— Le Rouge et le Noir ?... Je connais. C'est l'histoire de...
Et hop ! Le tour est joué, passons au suivant.
Pour peu que certain producteur de films (pas tous, grâces au ciel !) tombe sur cet excrément, il découvrira peut-être que ce Stendhal a écrit un scénario qui en vaut un autre, à condition de placer une scène de casino pour justifier le titre et de gracier Julien Sorel à la dernière minute, pour que l'histoire finisse bien.
Pourquoi pas ? Si l'auteur proteste, on enlèvera son nom des affiches. Il est mort? Tant mieux. Prévert ne pourra pas lui donner de mauvais conseils.
Ils sont insupportables, ces auteurs qui prétendent faire respecter l'intégrité de leurs œuvres !
Les Enfants du paradis duraient trois heures. On a réduit le film à une heure trente de spectacle pour pouvoir l'exploiter aussi simplement que n'importe quel bon navet. Or, ce film de trois heures a coûté 80 millions. Faut-il plaindre celui qui se coupe en somme 40 millions ? Ou bien les auteurs du film qui ont été bavards en texte et en images ?
Que dites-vous? Qu'il faut penser à ces choses-là plus tôt : avant de tourner les films. Bien sûr ! Mais le soir de la première, il n'est pas désagréable d'être assis à côté du président de la République et de regarder sa boutonnière dans l'espoir de le voir rougir pour avoir si vaillamment soutenu le prestige du cinéma français.
Il est doux de recevoir à quelque festival éloges et récompenses pour l'œuvre dont on est... pardon, dont le metteur en scène et le scénariste sont les auteurs.
Ils ont été payés, félicités... De quoi se plaignent-ils si des commerçants avisés jugent que, sorti de Paris, le film sera bien assez bon amputé, mutilé pour les cochons de payants ?
D'ailleurs, les spectateurs se plaignent-ils, eux ?
Hélas ! non, ils ne se plaignent même pas. Ils avalent littérature digérée et films tronqués, comprimés de Prévert et pilules de Tolstoï, malgré les protestations véhémentes de La Gazette littéraire, de Moscou, à la suite d'une édition américaine condensée d'Anna Karénine.
Un magistrat auquel on ne rendra jamais assez hommage a rétabli, mercredi dernier, les auteurs de films dans leurs droits moraux.
C'est une grande victoire, non seulement pour eux, mais pour cette part du public qui refuse d'être assimilé à une nouvelle catégorie de poubelles.

Mardi, octobre 29, 2013
Carrefour