Deux millions de dégâts à la Comédie-Française

Critique de la pièce Jeanne la folle
Deux millions de dégâts à la Comédie-Française

« La lune va pousser son grand cri de luxure ». Parfaitement.
Ce n'est pas moi qui le dis, c'est M. Aman-Jean, ce qui n'aurait d'ailleurs aucune importunée s'il ne le disait sur la scène de la Comédie-Française au milieu de quelques autres déclarations tout aussi étonnantes réunies sous le nom de « pièce en quatre actes ». Des actes manqués.
L'ensemble a pour titre : Jeanne la Folle. Hélas ! elle n'est pas là seule. M. Paul-Aimé Touchard, administrateur du Théâtre-Français, l'a dit : « Si la Comédie-Française s'est engagée tout entière sur cette oeuvre c'est bien cette fois-là ».
Que M. Aman-Jean, chirurgien de son état, manie la plume comme Ingres le violon, pour le plaisir de décrire à ses intimes les états d'âme de la mère de Charles-Quint, c'est son droit le plus strict.
Et puis ce n'est dangereux pour personne, sinon pour la mémoire de cette brave dame.
Mais, auteur de la pièce, il est aussi auteur d'un miracle : Jeanne la Folle a été reçue à la Comédie-Française à l'unanimité.
Or, pour qu'une pièce soit reçue au Français il faut d'abord qu'elle soit retenue par le lecteur de la maison (désigné par le ministre) puis approuvée par l'administrateur, puis par une sous-commission de trois membres, puis par la majorité au sein du comité de lecture composé de neuf sociétaires. L'administrateur conserve jusqu'au bout le droit de veto.
Il s'est donc trouvé au moins dix personnes notoirement qualifiées pour écouter Jeanne la Folle jusqu'au bout sans y être obligées et pour déclarer ensuite unanimement : c'est un chef-d'oeuvre.
S'il s'agissait de dix spectateurs, ça pourrait être encourageant pour l'auteur. S'il s'agissait de dix critiques, ça pourrait être flatteur. Mais s'il s'agissait de dix membres de la Comédie-Française, c'était suspect. La preuve? Le fait ne s'était pas produit depuis 1910. Il s'agissait alors d'une tragédie en quatre actes et en vers. On la joua... trois fois.
Vous voyez bien : si les dissensions sont parfois inquiétantes, la Maison n'est jamais en plus grand danger que lorsque l'accord y règne.
Enfin, comme le fait ne se produit pas qu'une fois tous les quarante ans environ, il n'y a pas de quoi s'affoler.

(Suite page 3.)

Canular à la Comédie Française

(Suite de la première page)

La Comédie-Française est à tour de rôle un sujet de fierté, de moqueries, ou de discussions, parce que c'est un endroit où les gens font énormément de bruit chaque fois qu'ils ouvrent la porte ou qu'ils la claquent. Mais elle est toujours un sujet de dépenses puisque c'est à peine la moitié de son budget que couvrent les recettes de ses deux salles.
La Comédie-Française est une vaste entreprise. Elle entretient environ quatre cent cinquante employés dont quatre-vingts comédiens, cinquante machinistes, douze coiffeurs-perruquiers, des menuisiers, des forgerons, des ébénistes, des tailleurs et un administrateur général qui gagne 1.134.000 francs par an plus 275.000 francs de frais de représentation.
Ce n'est donc pas une de ces situations dans lesquelles on s'enrichit.
Mais Napoléon a dit entre autres choses :
« La Comédie-Française est l'orgueil de la France tandis que l'Opéra n'en est que la vanité ». C'était, il est vrai, au temps où Talma introduisait en France et jouait pour la première fois Shakespeare. A chaque siècle son roi fou. Ils ont eu Lear. Nous, nous avons Jeanne.
Tous ceux qui, à Paris, touchent au théâtre de près ou de loin ont des remèdes à proposer pour que la Comédie-Française retrouve un prestige perdu en même temps que ses spectateurs.
Je m'empresse de dire que je n'en ai pas, ne portant à cette illustre maison que l'affection curieuse et un peu agacée que l'on a pour ces vieilles tantes gâteuses dont on vous assure qu'elles furent brillantes et belles dans leur jeunesse.
Mais bientôt il ne restera plus pour aller au Français, que quelques entêtés ou quelques braves péquenots, tel ce spectateur qui venait louer une place ou auquel on demanda :
- C'est pour le « Gendre de Monsieur Poirier » ?
- Quoi ? Non, répondit-il digne. C'est pour mon beau-père.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
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