Des paquerettes pou M. Koene

Rapporte ses impressions sur la société new-yorkaise après un nouveau séjour. « La comédie sociale est absente des rapports humains quotidiens ». Perçoit les changements : montée de la violence, absence de projet de société, d'élan vers le progrès.
Le boucher qui est tout en haut de Madison Avenue, à New York, est toujours le meilleur et le plus cher de la ville. Les nouveaux buildings continuent à gicler de partout, pour s'en aller gratter le ciel bleu de glace. Le métro est toujours aussi sale, les inconnus aussi gentils, avec cette façon particulière qu'ont les Américains de ne pas se séparer de leur fonction : le douanier ne joue pas au douanier, la serveuse ne met pas, pour vous parler, le masque de la serveuse. La comédie sociale est absente des rapports humains quotidiens, chacun s'adressant à l'autre avec toutes les marques d'un intérêt réel pour son interlocuteur qu'il traite en égal. New York est la seule ville au monde où j'ai entendu, par exemple, la vendeuse d'un grand magasin dire : « Je suis contente que vous ayez acheté ce pantalon parce qu'il vous va bien. » Et le plus fort est qu'elle a l'air contente.
Les jeunes gens vont, en masse, sangloter à « Love Story » — ils sont jeunes, ils sont beaux, ils s'aiment, ils se marient, elle meurt.
Et pourtant, en deux ans, New York a bien changé. Pas seulement parce qu'on y projette, maintenant, des films pornographiques aussi tranquillement qu'autrefois les documentaires de James Fitz-patrick sur la Nouvelle-Zélande. Ou parce que les femmes ont définitivement perdu ce style laqué, cette façon d'avoir toujours l'air habillées de neuf qui leur était propre. Ou parce que la peur s'insinue, indéniable, dès que la nuit tombe, et que l'on s'écarte des grandes artères. La semaine dernière, c'est en plein jour, et au cœur du quartier des magasins de luxe, que, dans l'escalier conduisant chez un coiffeur, un jeune Noir a mis son couteau sur la gorge d'une femme pour lui arracher son sac.
Ce sont généralement les drogués démunis qui ont besoin d'argent. De cette peur, entre soi on plaisante. Mais les grilles de fer surgissent, les portes se verrouillent. Quelque chose, de ce côté-là, s'est sensiblement dégradé. Le vrai changement, cependant, est ailleurs. Dans une sorte de bouderie morose. La semaine prochaine, cela peut changer. Les retournements sont si rapides dans ce pays que les situations sont souvent dépassées avant qu'on les ait saisies. Mais elles sont également si intensément vécues qu'on les saisit vite. Est-ce la hausse persistante des prix, dont les Américains n'avaient pas la triste habitude, le marasme des affaires, le chômage dans des catégories nouvelles ? Sans doute. Mais autre chose aussi. Jamais la disparition des Kennedy n'a été plus sensible, et sans que personne puisse dire, curieusement, ce qui, à travers eux, rayonnait. Car il ne s'agit pas de politique, au sens où on l'entend généralement. De bonnes ou de mauvaises décisions techniques. Il s'agit d'une sorte de creux, de manque, il s'agit de l'absence d'un projet pour cette société. C'est-à-dire, à la fin, d'une conception globale de ce que pourrait être, maintenant, le progrès. De ce que sont, aujourd'hui, les valeurs de progrès.
Le principe du progrès, il est simple. C'est ce qui rend possibles des choses qui paraissaient impossibles. Congés payés et marche sur la Lune.
La théorie veut aussi que, partout, ce soit la gauche qui lutte pour les valeurs de progrès et les fasse triompher, fût-ce en obligeant, par ses turbulences, la droite à s'y résoudre. C'est dans la pratique que les choses se sont compliquées depuis que ces valeurs sont devenues confuses, et qu'il n'y a plus, à proprement parler, un projet de gauche. Moins encore un modèle.
Ce n'est pas seulement, nous le savons bien, une maladie américaine. Mais on l'éprouve ici plus vivement que partout ailleurs parce que c'est une maladie de riches et que, même en crise, les Etats-Unis sont, à cet égard, loin devant. Et puis, les Américains n'ont pas la faculté européenne, et singulièrement française, de jongler avec les grands mots, et de cacher derrière des spéculations intellectuelles infinies l'absence de plans pour une action concrète.
Quand ils se disent : « Que faire ? » cela signifie : « Qu'est-ce que je vais faire, pratiquement, moi, aujourd'hui... » Leur sens de la réalisation a besoin d'application. Alors, on assiste à des choses qui font rêver.
John Koene, par exemple, n'est ni hippie, ni yippie, ni drogué, ni « radical ». Et il a 49 ans. Rasé, cravaté, et fort bien payé, il a travaillé pendant vingt ans à la C.i.a. comme analyste. Aujourd'hui, cheveux roux en queue de cheval et pantalon de cuir, il muse dans les bois. Parcourt les Etats-Unis avec sa femme, dans une voiture caravane. S'arrête, repart. Cueille des pâquerettes. Il n'est nullement révolté contre la société. Simplement, il en est sorti.
Edward Johnson était directeur du personnel de l'United Air Lines à Chicago. Aujourd'hui, il est forgeron dans le Colorado. Là, il a un bout de terre. Il pêche, chasse, élève des moutons, des cochons, des vaches. Il est ravi.
Ross Drever dirigeait le département de recherches de l'Amsted Industries. Il a quitté, à 52 ans, une situation de 250 000 Francs par an pour s'en aller, dans le Wisconsin, cultiver les airelles. Il en fait des confitures, et les vend alentour. Sa femme tient la comptabilité.
Pendant vingt ans, Alasdair Munro, vice-président de l'agence de publicité McCann Erickson, a fait l'aller et retour matin et soir entre Madison Avenue, à New York, et sa maison de banlieue. Pendant le week-end, il allait skier. Un lundi matin, à la gare, il s'est dit, soudain, qu'il en avait assez. Au lieu de se rendre à son bureau, il est rentré chez lui, il a vendu sa maison, et il est parti, avec épouse, enfants et bagages, dans le Vermont. Il y gagne beaucoup moins d'argent, comme agent immobilier payé à la commission, mais il fait beaucoup plus de ski.
Ces hommes et quelques autres, plus jeunes parfois, ont été retrouvés et interrogés par le « Wall Street Journal », quotidien du monde des affaires, qui a longuement parlé d'eux la semaine dernière sous le titre : « La Grande Evasion. De plus en plus d'adultes abandonnent de belles situations pour mener une vie simple ».
Peut-être est-ce le nouveau rêve américain qui se dessine là. Le projet pour demain. Donner à chaque homme le droit de vivre pourvu du nécessaire, sans plus, mais sans rien faire dont il ne tire agrément et paisible jouissance.
Je suis allée cette fois aux Etats-Unis en passant par le Mexique. Hélas ! dans ce pays tout hérissé de merveilles, où chacun veut obstinément, cependant, vous faire visiter... le métro de Mexico, on voit, avec beaucoup plus de clarté encore que chez nous, que pour sortir un jour de la société de consommation et de compétition, il faut commencer par y être entré.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express