Des joies fortes

Décrypte le rapport des femmes au rugby, avec son jargon si particulier. Note une évolution de leur participation. Cependant, s'interroge sur le bien fondé de certains commentaires sportifs qui donnent dans la métaphore guerrière...
Ce fut un grand moment. Quatre-vingt-dix minutes devant un poste de télévision, c'est long. Mais on en eût supporté bien davantage. Tout y était : le style, la classe, le sang-froid, le courage, parfois un peu de ce génie français de l'improvisation, l'illusion de la victoire possible... Quel spectacle !
Cette lutte contre l'ennemi anglo-saxon dont nous avons eu la représentation samedi... Comment ? C'était lundi ? Et il a eu de pénibles résonances maurrassiennes ? Il ne faut rien exagérer. Le malheureux Couderc ne mérite pas... Lundi ? Alors, nous ne parlons pas du même spectacle. C'est samedi que l'équipe de France de rugby est allée au combat, à Colombes, contre les All Blacks de Nouvelle-Zélande.
Nouvelle-Zélande : pays du Commonwealth. Non, il n'a pas demandé son entrée dans le Marché commun, ne mélangeons pas tout, ou nous n'en sortirons pas. All Blacks : la meilleure équipe du monde. Colombes : stade de la banlieue parisienne où l'équipe de France, en casoar et en gants blancs... C'est Roger Couderc qui l'a dit. Il l'a dit. Et il a dit aussi : « C'est Verdun ! »
Verdun. Formidable ! Non seulement parce que, en fait, c'était Waterloo, mais parce qu'il est formidable, il n'y a pas d'autre mot, qu'avec le plus parfait naturel, ce soit à la guerre de 14-18 qu'un commentateur sportif se réfère pour puiser ses métaphores, quand des Français se tiennent bien.
Que le sport soit le dernier refuge du lyrisme, parfait. Le lyrisme, il en faut. Et puis, a-t-on jamais vu quelque chose de plus beau que ce match ? Le rugby, honnêtement, ce n'est pas ma spécialité. Saisir pourquoi un ballon est en touche quand il sort du jeu alors qu'un joueur est hors jeu quand il touche le ballon... Ces choses-là sont rudes, il faut pour les comprendre avoir fait ses études, comme disait le Roger Couderc de l'époque, c'est-à-dire Victor Hugo.
Mais quand on a son orgueil, on s'obstine, on persévère, on se fait expliquer. Le rugby, c'est comme la messe. Pour suivre, il faut connaître la liturgie. Ou interroger ceux qui savent. Pas pendant le match, non, jamais. Pendant le match, silence. Silence absolu jusqu'à ce que l'on en sache assez pour pouvoir laisser tomber à bon escient : « Il y a eu un en-avant... » Ou bien : « Introduction pour nous... »
Encore la prudence commande-t-elle de se limiter aux exclamations telles que : « Il y va ! Il y va ! », plutôt que d'entrer prématurément dans les observations techniques. L'agrément, avec l'équipe de France, c'est que Gachassin et Spanghero, on ne peut vraiment pas les confondre, l'un étant la moitié de l'autre. Néanmoins, pendant le match, il vaut mieux rester bouche cousue.
Après, à l'heure du commentaire, on peut demander avec humilité, et de préférence dans une pièce dépourvue de bibelots fragiles : « Un drop, qu'est-ce que c'est exactement ? » Démonstration. En deux ou trois ans, on s'y met très bien. Il paraît qu'il y a même des surdouées qui sont brevetées dans l'année. Et alors, finie la solitude morose de l'analphabète, fini l'incivisme de l'ignorance. On participe !
Rugby ou Gold Exchange Standard, on en trouve toujours qui peuvent parler de La Voulte comme si elles y étaient nées et du système monétaire comme si elles l'avaient inventé. Et elles savent, en effet. Les femmes, cela est bien connu, sont capables de tout. En matière de rugby, cependant, se méfier : l'homme accepte que l'on participe, il peut même le souhaiter, mais comme un mur participe à l'écho qu'il renvoie.
Participer, il faut le dire, procure des joies fortes. On cesse enfin d'être étrangère à cette grande aventure annuelle qu'est le Tournoi des Cinq Nations ; on crie : « Allez France ! » devant les All Blacks ; on est soldat dans la guerre nationale. Et pas à la manière ancienne, en faisant de la charpie, en étant marraine des petits poilus ou en soignant les blessés. Non. Tout le monde au feu, c'est-à-dire devant la télévision ou sur les gradins du stade, tout le monde à égalité. Une belle conquête féminine, en vérité, la pénétration des mystères du rugby.
Ce qui fait peur, ce sont les effets secondaires. Le sport que l'on exerce vous élargit les épaules et vous muscle l'abdomen, c'est bien. Celui que l'on regarde, le sport de compétition, vous ferait-il pousser de la barbe dans la tête ? Vous rendrait-il virile au point d'en arriver à croire que le jeu, c'est sérieux, que marquer plus de points que l'adversaire, c'est glorieux ? Ferait-il de vous une obsédée du score ?
Individuellement, c'est un état courant, et le spectacle du sport n'y est pour rien. Les femmes ont souri du goût masculin pour la victoire toujours recommencée aussi longtemps qu'elles n'étaient pas dans la course. Collectivement, elles sourient encore. Ou bien elles pleurent quand les matches entre hommes prennent la forme de la guerre. Mais même lorsque c'est la guerre, la vraie, elles pleurent de moins en moins pour la faire elles-mêmes de plus en plus. Et il risque de devenir encore un peu plus terrible, ce monde, s'il ne reste plus de femmes pour sourire de la puérilité des hommes et pour pleurer de leur folie.
Il faudrait savoir garder cela, cette certitude profonde que la compétition, toutes les formes de compétition, ne sont qu'un jeu et qu'il faut y jouer parce que c'est la vie, mais sans se prendre au sérieux. Et qu'il ne faudrait jamais accepter que le jeu tourne à la guerre, parce que, alors, c'est la mort.
Il y a d'autres façons de se battre, et d'autres adversaires à détruire qui ne sont pas l'Autre, d'autres hommes, mais la faim, la misère, la maladie, la peur, le racisme, la bêtise.
Bravo pour le sport. Il crée l'esprit d'équipe et répond au besoin vital de dominer, de gagner, de progresser, de se surpasser et de surpasser, soi-même ou par personnes interposées. Bravo, puisqu'il y faut du courage, de l'intelligence, de la discipline, de l'enthousiasme.
Mais Verdun... les casoars... les gants blancs... Ces références militaires qui viennent spontanément aux lèvres d'un homme de 49 ans... d'abord, on en rit. Ensuite, on en pleurerait.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express