Comment les écrivains français voient Raymond Barre – L'homme qui sait

Portrait peu flatteur de Raymond Barre, jugée imbu de lui-même et très ambitieux, convaincu de l'incapacité de ceux qui l'entourent.
Inqualifiable, dit on. Alors, inutile de qualifier. Dire d'un meurtre qu'il est antisémite suffit d'ailleurs, en 1980, à en décrire la nature. C'est le degré extrême d'une maladie de l'esprit que, par commodité, on appellera ici la peste. Ses manifestations sont plus ou moins virulentes, mais les personnes atteintes n'en guérissent jamais complètement.
Il y a trois sortes de pestiférés. Ceux qui s'exhibent, ceux qui se cachent et ceux qui ignorent qu'ils ont été contaminés.
Les premiers tuent, ils ont tué, ils tueront encore s'ils ne sont pas rapidement isolés. Par goût : ce serait leur faire beaucoup d'honneur que de les prendre pour des criminels articulés poursuivant un grand dessein politique.
Les seconds, feignant d'être indemnes, circulent, déposant le virus filtrant dont ils sont porteurs dans les livres et les journaux. Ce serait les sous-estimer que de les croire sans dessein. Les troisièmes sont inoffensifs. Leurs lapsus, par quoi se révèle parfois la présence du virus, leur font plus de mal qu'ils n'en font. Leur fréquentation ne présente pas de danger. S'il convient, me semble-t-il, d'en parler froidement, de choisir à ce sujet « de deux mots le moindre », c'est d'abord parce que l'émotion, l'indignation, la colère sont par essence fugitives. On se soulage en criant, en manifestant, en vibrant, on se réconforte en se retrouvant des milliers prêts à former un cordon sanitaire. Fort bien. Les pestiférés ne sauront jamais assez que le ghetto, aujourd'hui, ce sont eux qui s'y trouvent. L'important est que chacun s'en fasse l'implacable et vigilante sentinelle pour que, moralement s'entend, ils y restent.
Physiquement, nul doute que les nouvelles dispositions du code qui devaient assurer la sécurité des Français se révéleront efficaces. N'est-ce pas ? Que les autorités, comme on dit montreront qu'elles en ont. De l'autorité, veux je dire, car pour ce qui est du cœur, on sait qu'elles en ruissellent.
Faute de quoi, si à l'odeur fétide qui monte depuis quelque temps des cuisines du pouvoir se mêlait celle de la gangrène, le mélange risquerait d'être détonnant.
Mais quelle pitié que d'en être à écrire ces choses-là alors que l'humus du fascisme, de tous les fascismes, mous ou durs, est en train de se former, composé comme toujours de chômage, d'inflation, d'angoisse...

L'homme qui sait

Honnête et sans ambition: un brave homme en somme. Curieux portrait en forme de certificat que celui du Premier ministre tracé par le Prince. A peine y transparaissait-il que le brave homme avait été, sans doute, présomptueux et que dès lors... ainsi Louis XIV devait-il parler de Colbert dans les derniers temps.
Attentif au choix des mots dont il a une bonne maîtrise, Raymond Barre aura pesé ceux-là à leur poids exact. De quoi contracter l'ambition, si elle lui faisait défaut. Mais a-t-on jamais vu qu'une vive conscience de sa propre valeur ne s'accompagne pas du désir d'en faire la démonstration?
L'homme a beau ressembler à Sancho Pança, on y trouverait, en grattant, du Don Quichotte. Serviteur, certes, mais de la nation qu'il défend pleinement, pense-t-il, et seul. Seul contre la gauche, contre la droite, contre la démagogie, contre l'électoralisme, contre les syndicats, contre le patronat, contre la presse, contre... mais qu'allais-je écrire !
Quand on lui signifiera qu'il doit céder la place à plus gracieux que lui, à plus « politique » comme on dit, il s'inclinera parce que la nature des institutions l'exige et qu'il croit devoir la préserver dans l'intérêt supérieur du pays. Mais cet intérêt, il se réservera toujours d'en juger, et lui seul. Comme de toutes choses, d'ailleurs.
On ne donne pas de conseils à Raymond Barre. Il sait. L'agrément de sa conversation, lorsqu'elle se déroule en privé, vient de ce qu'il sait aussi quel est le meilleur enregistrement des quintettes de Mozart et dans quel musée on peut admirer les plus beaux de Staël. Sur ces points, si l'on est intrépide, on peut tenter la contradiction. Mais en règle générale, sous l'enveloppe ronde qu'il entretient volontiers au gras double et au saucisson chaud, sa marge de flexibilité est celle d'une barre de fer. Qui s'y heurte s'en sort avec un bleu.
Habitué à délivrer son savoir du haut d'une chaire, il n'a pas encore épuisé l'exaspération d'avoir à faire cours, depuis trois ans, à des cancres doublés d'irresponsables. Irresponsable, la classe politique avec son agitation brouillonne, son ignorance encyclopédique, ses ambitions vulgaires, son hexagonocentrisme, sa médiocrité d'esprit, ses fausses valeurs. Ah! parlez-moi de la France profonde!
Que bourdonnent ces moustiques, que piquent ces frelons, que bavent ces crapauds, que sifflent ces serpents, qu'aboie cette meute, que se pavanent les paons... il avancera, irréductible, jusqu'à la disgrâce finale, se répétant : « J'aurai raison, parce que j'ai raison. »

Mardi, octobre 29, 2013
Les Nouvelles littéraires