Comme une poignée d'eau

Réflexion à travers le sort réservé à Thomas More sur la morale de l'homme.
Thomas More, grand chancelier d'Angleterre décapité en 1535, lutte ces jours-ci sur les écrans parisiens avec quelques belles de jour et de nuit. Lutte inégale dont il sort curieusement vainqueur.
Ailleurs, un chapelet d'Oscars fondit sur « Un homme pour l'éternité ». Ici, des applaudissements saluent les dernières images. Affabulation habile d'un épisode de l'Histoire par un auteur qui, sans écrire comme Shakespeare (mais qui écrit comme Shakespeare ?), connaît son métier, ce ne serait cependant qu'un film de bonne fabrication s'il ne faisait luire de tous ses feux « le fil d'or de la conduite individuelle ».
D'où, sans doute, l'actualité et l'impact d'un personnage qui parut il y a quatre siècles sur la scène du monde, et dont nous ne connaissons plus guère, aujourd'hui, que le portrait peint par Holbein.
Cet homme de robe, lettré et intègre, jouissant alors d'une renommée internationale, a 49 ans lorsqu'il est appelé par Henri VIII à la plus haute charge du royaume d'Angleterre. Il l'occupe avec bonheur pendant trois ans.
Quand Henri VIII rompt avec Rome parce qu'il ne parvient pas à arracher l'assentiment du Pape à son divorce, Thomas More se démet. Il ne prêtera pas serment au nouveau chef de l'Eglise, c'est-à-dire au Roi lui-même.
Ce n'est pas l'homme d'Etat qui s'insurge contre une décision jugée mauvaise. D'ailleurs, il ne s'insurge pas. Il se retire. Demandant seulement qu'on le laisse en paix. Ne cherchant ni approbation ni partisans. N'encourageant personne à le suivre. Ne prétendant point agir comme il faut, mais agissant seulement comme il lui faut.
Autrement, il glisserait entre ses propres mains comme une poignée d'eau. Rien ne demeurerait de ce qui constitue, à ses yeux, Thomas More. Sa personne. Son être. Ce que nul ne peut lui prendre, fût-ce en lui prenant la vie.
Il ne veut pas mourir. Il ne court pas au sacrifice, au contraire. Pendant trois ans, il élude, ruse, discute, évite les pièges que lui tend Cromwell (pas le grand, l'autre) pour qu'il capitule.
Il use de toutes les ressources juridiques pour préserver son existence. Mais, parce qu'il ne transige ni ne transigera sur le fond, le jour vient où Thomas More doit mettre sa tête sur le billot.
L'Histoire raconte qu'il dit à l'ami qui l'accompagnait au supplice : « Aidez-moi à monter, car il n'y a pas d'apparence que vous m'aidiez à descendre. »
La raison qu'il a de mourir est, comme il en va toujours, la même qu'il avait de vivre. Il ne meurt pas pour que triomphe sa foi, il meurt pour lui, pour l'idée qu'il se fait d'un homme nommé Thomas More. C'est la forme sublime de l'égoïsme.
Peu importe au spectateur de cette obstination que, historiquement, l'ancien chancelier ait tort ou raison. La Réforme, la naissance de l'Eglise d'Angleterre, le surgissement de cette force insulaire nationale face aux puissances catholiques, ce fut autre chose dans la suite des temps que le simple produit d'un caprice royal. Historiquement, sans doute, Thomas More avait tort. S'il avait eu des arguments politiques à faire valoir, peut-être eût-il été mieux écouté, d'ailleurs, qu'en se tenant à la lettre du dogme.
Le fit-il ? Nous n'en savons rien. On ne se pose pas la question, parce que ce n'est pas la question.
La question, celle qui est éternelle, donc actuelle, celle qui atteint, et fait sans doute le succès de ce spectacle austère, est celle-ci : quand il n'y a pas coïncidence entre la morale d'une politique et celle que l'on s'est formée, que faut-il faire ? L'Homme est moral, quel que soit son système de référence. Chacun a ses critères, si baroques, voire scandaleux, qu'ils puissent paraître aux autres.
Sans doute ces critères n'ont-ils jamais été plus confus, et parfois contradictoires, qu'aujourd'hui, plus rudement soumis à l'épreuve des faits.
Sauf à s'engager dans la Croix-Rouge, comment s'y retrouver dans ce ballet sanglant où les Vietnamiens crucifiés demandent soudain que l'on crucifie Israël ? Où les intérêts des grands pétroliers au Moyen-Orient sont objectivement défendus par les communistes français et le peuple juif, condamné ? Où l'étoile jaune se lève derrière les Casques bleus ? Que faut-il faire ?
Pas de sentiment, a déclaré M. Mitterrand. Au niveau des hommes d'Etat, c'est évident. Au niveau de l'homme tout court, y a-t-il jamais eu un autre moyen de se déterminer que le sentiment ? Fût-ce le sentiment de son intérêt...
Peu de Français croient aujourd'hui avoir un « intérêt » direct à ce que les affaires d'Akaba tournent dans tel ou tel sens. Alors, il reste le sentiment. Comment le serrer au plus près ? En s'interrogeant : « Qu'est-ce qui est bien, qu'est-ce qui est mal... A mes yeux. Car je ne sais pas où se trouvent le bien et le mal intrinsèques, ni même s'ils existent. Qu'est-ce que je ne pourrais pas supporter silencieusement sans me sentir fuir, entre mes propres doigts, comme une poignée d'eau... Qu'est-ce qui me désagrégerait si j'y souscrivais... Israël rayé de la carte du monde, sans que je m'y oppose à la mesure de mes moyens, y survivrais-je intérieurement intact... »
A chacun, comme Thomas More, de se poser la question et d'y répondre.
C'est à la fin la seule manière de chercher et de suivre ce fil d'or de la conduite individuelle qui peut mener à l'absurdité de la mort, mais qui préserve de la perte de soi.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express