Cette superbe intelligence...

Chirac a mis imprudemment les Français en situation de dire ce qu'ils pensaient de leur gouvernement. Ils l'ont fait...
Chauds, chauds, les marrons! Qui va savoir les tirer du feu? Ceux qui parlaient au nom de la droite n'étaient pas flambants dimanche, tandis que tombaient les résultats. Ils ont eu un choc. «Ces résultats, j'aurais souhaité qu'ils soient meilleurs» (Sarkozy), «un sérieux avertissement à l'égard de la majorité qui doit annoncer comment elle va gouverner autrement» (Bayrou). C'était le ton. Il était affligé. Il y eut bien quelques rodomontades mais elles tombèrent à plat. A gauche, on resta sobre. Les choses sont telles, en effet, que la droite peut s'en sortir avec deux sièges de majorité. On a déjà vu cela en 1967. C'est ainsi qu'après 67, on se retrouve en 68 avec une insurrection sur les bras. En décidant de la dissolution, Jacques Chirac a mis imprudemment les Français en situation de dire ce qu'ils pensaient de leur gouvernement. Ils l'ont fait avec cette superbe intelligence collective qui les caractérise. Justes ou injustes, ils ne veulent plus de Juppé et de ce qu'il incarne. Il n'est pas encore sûr qu'ils veuillent de Jospin. C'est ce qu'ils diront dimanche, où chaque bulletin comptera. Au secours, il se meurt! C'est de l'imparfait du subjonctif qu'il s'agit. Un cafetier de Dordogne, amoureux de sa langue, s'est juré de le sauver. Il a fondé une association et, croyez-en «Envoyé spécial», elle grossit chaque jour. A quoi répond cette ferveur? Un attachement à la pureté de la langue, si malmenée depuis quelques années. Pourquoi? Parce que les gens ne lisent plus, dit Bertrand Poirot-Delpech. Ils regardent les filles à poil à la télévision... Eh bien qu'on leur en montre, mais lisant. La campagne du cafetier est émouvante. On voudrait qu'il vienne à bout de la résurrection du subjonctif, ce parent pauvre injustement délaissé qui a pourtant tant de gloire derrière lui. Même son de cloche chez Pivot, dans la bouche de George Steiner, écrivain, philosophe («Passions infinies») qui s'effraie de voir sombrer la culture. Il en est obsédé. Il sonne l'alarme. Cela dépasse évidemment l'imparfait du subjonctif. C'est tout le corpus culturel de l'Europe qu'il voit s'engloutir en même temps que la lecture. Erik Orsenna («Deux Etés») est moins pessimiste. La partie n'est pas perdue. Il publie un livre ravissant, plein de cette ironie tendre dont il a le secret, où il raconte l'histoire, véridique, d'un traducteur de Nabokov qui travaille sur «Ada». Bousculé par son éditeur persuadé que Nabokov va avoir le Nobel, il n'y arriverait pas si une conjuration ne se formait, dans l'île où il s'est réfugié avec ses vingt-huit chats, pour que tout le monde s'y mette. Tout est savoureux dans ce livre, l'atmosphère familiale de la petite île, les amours silencieuses qui s'y nouent loin des cloisons indiscrètes, l'odeur de la mer, c'est épatant. Steiner relança le débat : «Ce que l'on apprend par cœur vous appartient. » Par cœur? Il avait sur place un spécialiste de la chose, Fabrice Luchini. Jusque-là muet, il se lança dans un récital à sa façon qui dura dix bonnes minutes bourrées de citations, laissant les autres estomaqués. Steiner se reprit le premier, à propos de La Fontaine : «Est-ce que la démocratie est encore la mère de la culture? Est-ce que les grands auteurs n'ont pas existé seulement sous les régimes absolutistes?» Il cita Borges : «Le despotisme est la mère de la métaphore.» «Vous, dit Luchini, vous êtes pour l'autorité...» «On ne peut pas apprendre des vers grecs qu'à coup de taloches!» , plaida Steiner. On se sépara sur ces bonnes paroles, la tête pleine d'oiseaux. Arte a diffusé un court document tourné en 1968 et remonté, sur les ouvrières des piles Wonder dans la grève. Conditions de travail effroyables, revendications, du savon pour se laver - «Vous prenez l'employeur pour une vache à lait?» - témoignages, ce document avait une vertu rare : on y entendait des voix ouvrières. Pas fréquent, à la télévision. «Arrêt sur images» a réalisé un bon numéro sur les relations de la télévision et du Festival de Cannes. Est-ce qu'elle en tue la magie? Gilles Jacob sut en parler avec modération, quelles que soient ses réserves intimes. On put revoir cette scène piquante : Kusturica s'approchant de Coppola qui ne le connaissait pas et qui resta enfoncé dans son fauteuil tandis que l'autre, debout, lui parlait. Toute la morgue américaine était là. F. G.

Jeudi, mai 29, 1997
Le Nouvel Observateur