Ces gens-là…

Poids de l'histoire pour expliquer « la nature de l'émoi que soulèvent les imprécations arabes » contre Israël. Par comparaison, le Vietnam plongé dans la guerre ne suscite pas la même émotion.
La radio dévidait d'heure en heure ce cordeau Bickford allumé, cette fois, à Akaba et au bout duquel peut éclater un jour la Troisième Guerre mondiale.
Chacun remuait ses pensées, essayant en vain de les fixer ailleurs. « Ils ne savent pas se battre, ces Arabes ou quoi ? dit un jeune homme. C'est ridicule de crier comme ça pour finir par prendre des raclées.
— Ils savent se battre, dit un autre. Mais pas comme ça...
— Comme quoi ?
— Comme ça. Contre des gens organisés, articulés. Ils sont forts, les autres, ils sont très forts...»
Ainsi, de ce très vieux peuple qui, pendant deux mille ans, a fui la violence et a cru obstinément pouvoir la réduire par la raison, un jeune Français de 18 ans disait maintenant : « Ils sont forts... », comme on le dit d'un peuple guerrier.
Israël peuple guerrier, c'est, en un sens, pathétique. Quelque chose a été construit; autre chose a été atteint, irrémédiablement peut-être. Une sagesse, une opposition passionnée à l'usage de la force.
Les anciens, ceux que l'on rencontre en Israël et qui ont parfois ce regard d'une insoutenable tristesse, continuent de tenir la force pour ce qu'elle est. Mais quand les petits arbres qui sont plantés à Elath chaque fois qu'un enfant vient au monde seront grands, les Israéliens seront-ils indemnes du culte des héros de force et des victoires militaires...
Toujours est-il que, pour les jeunes Français d'aujourd'hui, Israël est une nation comme les autres, un peu plus dure, un peu plus ombrageuse, et dont ils saisissent mal les rapports complexes avec l'Occident.
« Israël, dit encore le jeune homme, ce n'est pas le Vietnam. On ne les laissera pas tomber... »
Et dans ce « on », il y avait toute la confusion que l'angoisse d'un conflit mondial a un instant voilée.
« Ne parle pas du Vietnam, dit l'autre. Ça me rend malade, malade...
— Plus malade qu'Israël ?
— Oui.
— Moi aussi. »
Deux jeunes gens, semblables à beaucoup d'autres — du moins parmi ceux que je connais.
Sans doute est-ce marquer son âge que d'être, au contraire, plus sensibilisé, plus intolérant encore aux armes tournées contre Israël qu'aux bombes qui accablent le Vietnam. Et il faut peut-être oser le dire. La parodie de la jeunesse est toujours indécente. Elle le serait ici plus encore.
Les Israéliens jamais, jamais, n'accepteront de redevenir « de sales Juifs ». Les Vietnamiens jamais, jamais, ne redeviendront « ces gens-là », si bons domestiques savez-vous. Tous les enchevêtrements politiques ne peuvent pas dissimuler ce qu'il y a de commun ici et là.
Mais les contemporains de Hitler et de Staline en ont été marqués, marqués pour toujours.
On peut raisonner, et il faut raisonner. On peut vouloir que l'avenir soit libre du poids des souvenirs, et que les jeunes gens ne soient jamais entravés dans leur marche par les boulets que nous traînons. Mais ils sont lourds.
Ceux qui ont été les contemporains d'Auschwitz et de Treblinka n'en ont pas seulement souffert dans leur chair. Cela, c'est ce qu'on oublie le plus vite. Ils ont vu de leurs yeux nus à quelles monstruosités ont conduit vingt siècles d'antisémitisme ironique, « distingué ». Celui que l'on vous enseigne à l'école et au catéchisme, celui que l'on se transmet de génération en génération avec la manière de se tenir à table. Ils ont vu et, parfois, ils ont approuvé — mais oui, beaucoup ont approuvé et, pour le moins, laissé faire — une extermination systématique sans précédent dans l'histoire du monde. Et ils ne peuvent pas ignorer que, d'une certaine façon, ils en ont été complices chaque fois qu'ils ont accepté le simple principe d'une discrimination.
Aucun récit, jamais, ne fera comprendre à un jeune homme d'aujourd'hui ce que signifie simplement le fait d'avoir vu, dans la rue, dans le métro parisien, un enfant porter l'étoile jaune. Et d'avoir détourné les yeux au lieu de la lui arracher.
Alors voilà... Ceux qui n'ont pas connu ce temps, fût-ce en étant très jeunes, ne peuvent pas toujours comprendre la nature de l'émoi que soulèvent les imprécations arabes, et du miracle que représente l'existence de cette nation de soldats-laboureurs.
Pourquoi le martyre du Vietnam, pour horrible qu'il paraisse, ne trouve-t-il pas la même résonance affective ?
C'est peut-être que, dans le même temps, nous avons été les contemporains du bain de sang où Staline plongea l'Union soviétique, les contemporains des procès, des purges, de... Ah ! à quoi bon revenir, encore et encore, sur ce que le mot « communisme » a charrié de terreur, sur ce qu'il a englouti d'espoirs, sur ce qu'il a brisé au cœur d'une génération !
Pour un jeune homme d'aujourd'hui, le communisme, quand il y croit, et même quand il n'y croit pas, ce n'est pas cela, n'est-ce pas ? Et la lutte du Vietnam, ou celle des guérilleros d'Amérique du Sud, c'est la bataille noble, menée par des hommes immensément courageux, contre des siècles d'humiliation et d'oppression impérialiste.
Il est bon qu'il en soit ainsi et, en tout cas, c'est inévitable. Comme il est inévitable que la crise actuelle réactive les émotions d'autrefois.
On peut survivre à tout puisque nous sommes là, puisque nous avons mis des enfants au monde, puisque nous rions, puisque nous faisons des projets d'avenir.
On peut raisonner, et il faut raisonner.
On peut détester ce qu'il y a de trouble dans la subite passion pro-israélienne de gens qui jubilent de voir les « ratons » détaler devant les Juifs. Alors qu'en Israël, on ne jubile pas.
On peut enfin avoir 20 ans et regarder avec horreur dans quelle misère mentale, dans quelle nuit l'Occident a maintenu ses colonisés.
Mais on ne peut pas avoir 40 ans ou davantage, et perdre la mémoire. On peut seulement se défendre d'en avoir l'esprit pétrifié.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express