Ces capitalistes…

Réagit à l'interview accordé par Krouchtchev à Paul Reynaud dans le Figaro du 23 septembre. Face aux temps troublés, invite M.Krouchtchev à la détente pour éviter nouvelle guerre.
« Aujourd'hui, vous devez vous détendre. »
Ce slogan publicitaire annonce l'émission diffusée le dimanche sur les ondes d'un poste privé par une grande banque.
Bon conseil qui devient une savoureuse objurgation quand elle précède de quelques instants le bulletin d'information.
Se détendre ? Eh !... Nous n'y verrions aucun inconvénient, au contraire. Mais, comme disait Alphonse Allais au sujet de la suppression de la peine de mort, il faudrait « que messieurs les assassins commencent ».
L'incertitude des lendemains français, aussi aiguë soit-elle, on finit par vivre avec comme avec ses rhumatismes. Il y a même quelque chose d'étonnant et d'alarmant, dans cette faculté humaine d'adaptation aux situations les plus instables. La sensibilité s'émousse, l'émotion se tasse, la carapace s'épaissit, grâce à quoi chacun peut — et en un sens c'est heureux ! — poursuivre ses chimères, ses études, ses amours, ses travaux, ses mots croisés.
Mais lorsque, dans le ciel de l'avenir, on craint de pouvoir discerner des champignons atomiques, quelque chose d'essentiel se détraque, consciemment ou pas, dans la tête.
Du plus cynique des marchands de canons au plus exalté des fanatiques, chacun sait que cette guerre-là, ce sera le mal absolu. Tout projet devient dérisoire, toute perspective d'avenir frappée d'inanité.
Alors on se rassure — aujourd'hui, vous devez vous détendre ! — en se disant :
« Ceux qui ont pouvoir de semer ces champignons-là sont aussi conscients que nous des conséquences... » Bien sûr !
Et l'on censure d'autant plus volontiers son angoisse, du moins dans les régions conscientes de la pensée, que l'on se sent impuissant à infléchir les données d'un éventuel conflit. Impuissant à titre individuel, impuissant à l'échelon national.
M. Alsop, éditorialiste du « New York Herald Tribune », ne nous l'a pas envoyé dire. Et M. Krouchtchev nous a obligeamment prévenus : la France, et plus généralement les pays d'Europe, sont des otages. Un quarteron de bombes les réduisant en cendres donnerait aux Etats-Unis une vue concrète de ce qui les menacerait, en même temps d'ailleurs que l'U.R.S.S., si les deux nations ne parvenaient pas à dialoguer.
Que tout cela fasse partie de l'arsenal psychologique où l'on puise, d'un côté et de l'autre, pour jouer une partie diplomatique délicate, c'est possible, c'est probable. Mais quelque chose demeure effrayant : c'est l'appréciation erronée que les dirigeants russes peuvent faire des réactions américaines.
Si, en lisant la presse des Etats-Unis, en apprenant que l'opinion publique est, là-bas, prête à entrer dans la guerre pour garder libre l'accès de Berlin et que chaque citoyen se renseigne en ce moment pour savoir comment « do it yourself » son petit abri atomique, M. Krouchtchev se dit : « Cette presse capitaliste aux ordres d'un gouvernement impérialiste met servilement en condition le peuple américain, pour faciliter les menées agressives des grands monopoles capitalistes. Mais ces décadents anémiques ne savent plus que crier... » Si M. Krouchtchev se dit, dans son vocabulaire à lui, des choses de ce genre, nous sommes, en un mot comme en cent, foutus.
Et s'il n'y a qu'une chance infinitésimale de le lui faire savoir, il ne faut pas la négliger.
M. Krouchtchev n'est pas Hitler. Les parallèles historiques avec Munich sont à la fois criminels et faux. La lecture du livre magistral de William Shirer est à cet égard édifiante, et on peut espérer que, de leur côté, les dirigeants américains ne s'y tromperont pas.
William Shirer rappelle opportunément que Hitler a toujours voulu la guerre (les documents secrets en font foi). Au moment de Munich, l'armée allemande aurait été écrasée par les armées alliées, si celles-ci avaient bougé. Le rapport de forces ne jouait pas en faveur de Hitler. Et il spéculait sur la répugnance anglaise à s'engager dans un conflit armé, sur la lenteur démocratique à se mobiliser, pour gagner le temps nécessaire au réarmement de l'Allemagne.
Mais fanatique humilié et non chef d'Etat ambitieux, c'était par la guerre et seulement par la guerre qu'il comptait étendre son empire et faire triompher sa doctrine.
Non, M. Krouchtchev n'est pas Hitler.
Mais sait-il bien, sent-il bien, lui, que l'Amérique n'est pas conforme non plus à l'idée qu'un citoyen soviétique moyen se fait communément d'un pays capitaliste ?
Lui dit-on que les Américains, peut-être parce qu'ils sont matériellement saturés, sont plus avides que quiconque d'idéalisme et qu'ils n'ont nul besoin d'être « conditionnés » pour se mobiliser individuellement et accepter les risques d'une guerre « juste » ?
Lui dit-on que les Américains ne sont pas las et sceptiques, mais assurés au contraire que leur façon de vivre et leur système sont les meilleurs et méritent d'être maintenus, exportés, défendus jusques et au-delà de la mort ?
Lui dit-on que le civisme et le sens de l'intérêt collectif leur sont enseignés, par d'autres voies sans doute, mais avec autant d'efficacité qu'en U.R.S.S., et qu'ils sont encore capables de faire craquer d'un coup la couche de mauvaise graisse qui recouvre leurs muscles, surtout s'ils ont peur, surtout si on tente de conduire leur pays à Canossa ?
M. Krouchtchev a, certes, ses ambassadeurs et ses agents secrets ou officiels. Mais là aussi, le livre de William Shirer est édifiant. Pendant six ans, la France et l'Angleterre, qui entretenaient cependant ambassades, 2e Bureau, Intelligence Service et tutti quanti, ont été totalement désinformées de ce qui se passait en Allemagne.

Ne voulait-on pas savoir, ne pouvait-on pas, à travers une accumulation de renseignements divers ventilés entre plusieurs services, avoir une vue synthétique de la situation ? Ou simplement était-il impossible, pour un homme d'Etat démocratique, aussi bien informé soit-il, d'appréhender la vérité hitlérienne ?
M. Krouchtchev a de grandes oreilles. Je les ai vues de près. Et de bons dossiers. Tous ceux qui ont à discuter avec lui de quelque problème témoignent de la précision de son information. Est-ce qu'un homme d'Etat soviétique peut appréhender la vérité américaine ?
Aujourd'hui, M. K., vous devez vous détendre.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express