Censure, le vilain mot !

Faisant écho à la condamnation qui touche l'éditeur Jean-Jacques Pauvert, FG décrit le processus d'interdiction d'ouvrages jugés licencieux.
Jean-Jacques Pauvert, éditeur parisien, a été condamné le 27 janvier, par la 17e Chambre correctionnelle, à 6.000 francs d'amende. Motif : il a fait figurer dans son catalogue général les titres d'ouvrages frappés d'interdiction à l'affichage.
Ce catalogue est strictement réservé aux professionnels de l'édition et de la librairie ? N'importe. Le but poursuivi est clair : si ces livres disparaissent des catalogues, et a fortiori de la publicité faite par les éditeurs, ceux-ci ne pourront plus les faire connaître. Donc, ils ne les vendront plus. Donc, ils n'en éditeront plus.
En admettant qu'ils prennent ce risque, ce sont les libraires qui n'oseront bientôt plus détenir ces livres. Car l'un d'entre eux aurait été victime, ces dernières semaines, d'une provocation policière, ainsi montée : un client se présente, demande un livre, interdit à l'affichage. Le libraire va le chercher dans sa réserve. Le client prend le livre, le pose négligemment sur un comptoir, fait mine de s'intéresser à quelque autre ouvrage exposé. Entre un policier qui avise le livre interdit, offert aux regards : le libraire est inculpé.
Sur les bancs d'infamie. Quant à la publicité... Les journaux, eux-mêmes poursuivis pour avoir inséré tel ou tel placard, ne se contentent pas maintenant d'être méfiants. Les services du « Figaro », échaudés, en sont à s'assurer auprès du ministère de l'Intérieur que « L'Histoire de l'Art » d'Elie Faure n'est pas sur la liste des livres interdits, l'éditeur en étant ce « pornographe » de J.-.J. Pauvert.
Si Gallimard n'a pas encore été traîné sur les bancs d'infamie, c'est parce que la maison s'est prudemment abstenue de faire figurer dans le dernier supplément de son catalogue général « Le Festin nu », de William Burroughs, et « Mano l'Archange » de Jacques Serguine, tous deux interdits à l'affichage. Et que feriez-vous à la place de M. Gallimard ? Si, sur les 350 ouvrages qu'il édite chaque année, un seul était à nouveau frappé d'interdiction, il serait dès lors dans l'obligation de soumettre, avant publication, toute sa production au ministre de la Justice, qui peut prendre deux mois, trois mois, avant de rendre son verdict.
Aucune entreprise ne résisterait financièrement à une telle immobilisation de sa production.
Censure ? Ah ! le vilain mot. Personne ne censure l'édition française. Ce sont les éditeurs eux-mêmes qui, sauf à avoir le goût du suicide, n'oseront bientôt plus publier le moindre ouvrage susceptible de déplaire. A qui ? Mystère. Les décrets d'interdiction à l'affichage sont signés par M. Maurice Grimaud, directeur général de la Sûreté nationale, agissant par délégation du ministre de l'Intérieur. M. Grimaud propose l'interdiction, et la signe au nom de M. Frey. Qui la lui suggère ? D'autres fonctionnaires, qui lisent, quand ils ont le temps, et dont la pudeur peut s'alarmer de n'importe quel ouvrage. Car il faut bien comprendre : il ne s'agit pas de punir un outrage aux bonnes mœurs. Les Français ne seront jamais mis en situation de s'indigner parce qu'un nouveau Baudelaire ou un nouveau Flaubert seront traînés devant les tribunaux. Ils s'indigneraient, certes, et même pour des auteurs de dixième ordre.
Ils s'indigneraient parce que le principe même leur paraîtrait scandaleux dans un pays où le ministre de la Culture, M. André Malraux, fut le préfacier de « L'Amant de Lady Chatterley », édité en France alors que l'Angleterre s'y refusait. Ils s'indigneraient parce que, chez eux, le livre, véhicule de la pensée, est sacré et que les plus grands avocats, M. Maurice Garçon en tête, prendraient feu et flammes pour les auteurs poursuivis.
Saisie d'horreur. Aussi l'attaque a-t-elle été menée de façon beaucoup plus subtile, à la demande, dit-on, de Mme de Gaulle, soucieuse de la santé morale de la nation.
La légende veut que, se trouvant un jour chez son libraire, elle fut saisie d'horreur en feuilletant un album consacré à l'érotisme au cinéma. Il ne fallait pas y toucher ? Hé ! que faites-vous de la tentation ? C'est précisément pour l'épargner à son bon peuple qu'elle voulut, sur-le-champ, aviser.
Branle-bas à l'Elysée. Le gouvernement ne pouvait tout de même pas se donner le ridicule de déployer officiellement sa force de frappe contre Jean Genêt, Sade, ou Havelock Ellis. Mais il y avait, dans l'arsenal juridique, un petit article fort commode, le quatorzième d'une loi votée le 16 juillet 1949, et tendant à interdire de proposer, de donner ou de vendre aux mineurs « les publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse, en raison de leur caractère licencieux ou pornographique, de la place faite aux crimes ».
Il s'agissait alors d'enrayer la prolifération d'entreprises spécialisées dans des publications suspectes. La commission chargée de la surveillance et du contrôle des publications à l'enfance et à l'adolescence était habilitée à signaler au ministère de l'Intérieur les publications paraissant justifier l'interdiction à l'affichage sur la voie publique, à l'extérieur ou à l'intérieur des magasins ou des kiosques.
Lors de la discussion de la loi au Parlement, le rapporteur pour avis, M. Maurice Deixonne, nota que ce texte était « inquiétant ». Il buta sur le mot « licencieux », faisant observer qu'il pouvait conduire à mettre à l'index les écrits de Rabelais, et il rappela la thèse de la commission de l'Education nationale : « Tout faire pour protéger l'âme de l'enfant et ne rien décider qui soit susceptible de se retourner contre la liberté d'expression de la pensée ».
Place au crime. Les années passèrent, sans qu'il fût fait de la loi un usage abusif. Mais, en 1958, rien ne devint plus simple que de l'appliquer à toute l'édition et de l'aggraver par une ordonnance promulguée en Conseil des ministres et signée, le 23 décembre, par le général de Gaulle.
Le Parlement n'eut pas à en connaître. Il n'y eut aucun débat. Simplement, les interdictions et les inculpations commencèrent à pleuvoir. Elles peuvent atteindre n'importe qui et n'importe quoi. Le ministre de l'Intérieur en est le seul maître et les tribunaux n'ont pas à apprécier. La condamnation que vient de subir, par exemple, J.-J. Pauvert ne vise pas un livre, un auteur, mais « la publicité faite sous quelque forme que ce soit » (en l'occurrence, un catalogue) à un livre frappé par le ministre.
Si le ministre juge demain que la Bible présente un caractère « licencieux » et qu'elle fait « place au crime », il a toute liberté de l'interdire à l'affichage et, partant, d'inculper l'éditeur qui en ferait mention dans son catalogue, le libraire qui la mettrait en vitrine. Impossible ? Allons donc ! Vous n'avez pas lu la Bible ?

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express