Ce n'est pas ça

Autour du meurtre de Sharon Tate, brode son argumentaire sur la limitation des pulsions de l'être humain. Et relativise les craintes actuelles sur la décadence de notre civilisation et son entrée dans une ère de violence.
CE N'EST PAS CA

FRANÇOISE GIROUD

Il faut s'y faire ; nous ne nous aimons pas les uns les autres. Rien n'interdit de s'y efforcer individuellement. Mais, collectivement, c'est raté. Le diagnostic de Freud ne cesse d'être ratifié : « L'homme est tenté de satisfaire son besoin d'agression aux dépens de son prochain, d'exploiter son travail sans dédommagements, de l'utiliser sexuellement sans son consentement, de s'approprier ses biens, de l'humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser, de le tuer. »
A travers les siècles, nous avons cependant trouvé des substituts au plaisir primaire que donne la satisfaction de ces instincts. En les détournant vers d'autres buts — ou, si l'on préfère, en les sublimant — quelque chose s'est progressivement fondé que l'on appelle la civilisation. Et qui existe en dépit de toutes ses bavures.
Si elle ne disparaît pas dans un champignon atomique, elle continuera à se développer. « Le temps où sera établie la primauté de l'intelligence est encore immensément éloigné de nous, mais la distance qui nous en sépare n'est sans doute pas infinie », dit le même Freud.
Les jeunes gens d'aujourd'hui s'indignent devant le sort des peuples sous-développés et plus généralement devant ce qui subsiste de cruauté, d'humiliation, d'inégalité, d'exploitation des faibles par les forts. Ils ont raison. Ils pourraient aussi bien admirer que, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, sous-développement, cruauté, inégalité et exploitation ne paraissent pas aller de soi. Que notre temps soit celui où les guerres sont dites sales, injustes, odieuses par ceux-là mêmes qui les font.
Il n'y a pas de quoi en concevoir un optimisme excessif, mais cela va dans le sens du développement de la civilisation, non de sa régression.
L'ennui est que cela est très pénible d'être civilisé. C'est le résultat d'une série de renoncements auxquels les peuples — et, à l'intérieur des peuples, les individus — sont inégalement aptes et inégalement préparés. Et comme il n'existe pratiquement pas d'être humain amoral, ceux qui ne parviennent pas à faire prévaloir la raison sur les forces obscures qui les habitent, ou qui n'ont pas reçu les moyens intérieurs d'y arriver, s'inventent des justifications.
L'une des plus courantes, aujourd'hui, consiste à se persuader que l'on agit pour établir la justice, pour purger le monde du mal, ou les sociétés de leurs « cochons », comme disent les sinistres petits assassins de Sharon Tate.
Ces assassins-là devraient achever de nous éclairer. Sous ce misérable prétexte, ils ont fait ce qu'ils avaient envie de faire, et puis voilà. Ce que tous les bébés feraient s'ils en avaient la force, à ce stade de la vie où ils n'ont pas encore assimilé des interdits. Tuer, c'est naturel, au vrai sens du terme.
Ils ne sont représentatifs ni des Etats-Unis ni des hippies, dont la philosophie est étrangère au crime, mais de ce qui est généralement refoulé.
Il faudrait connaître leur histoire personnelle pour comprendre ce qui leur est arrivé, et pourquoi cette meute de jeunes filles qui ont érigé l'assassinat en art d'agrément n'ont pris leur indépendance à l'égard de leurs parents que pour s'assujettir à un autre « père », que, de surcroît, elles appelaient Jésus, et pour s'insérer dans un groupe qu'elles appelaient « la famille ». Mais gardons-nous des interprétations simplistes.
Cette famille n'a d'intérêt que parce que certains veulent voir dans sa conduite l'aboutissement monstrueux d'un relâchement général de toutes les contraintes, le fruit amer et sanglant des sociétés « permissives ». On commence par tolérer les cheveux longs et les spectacles pornographiques pour tous, au lieu de réserver ces fantaisies à quelques amateurs discrets, et voilà à quoi l'on arrive. Belle libération !
En effet. Sauf que la libération, ce n'est pas cela.
Ce n'est pas le retour à la barbarie qui suivrait inéluctablement l'absence de contrôles intérieurs très fermes. C'est l'existence de contrôles conscients, volontaires, nés de la réflexion, de la raison, et qui ne mutilent pas inutilement.
S'il existe un jour des hommes
« libérés », et ce n'est pas pour demain, ils seront essentiellement libérés de la peur. Peur de Papa et Maman, peur du gendarme, peur de l'enfer, peur de soi. Ils se sentiront responsables, d'eux-mêmes, et de la société où ils vivent. Ils ne diront pas, comme Dostoïevski : « Si Dieu n'existe pas, tout est permis. » Mais plutôt : « Si Dieu n'existe pas, rien n'est permis... »
Car il ne s'agira plus que les uns permettent et que les autres obéissent, mais que tous acceptent les mêmes limitations à leurs instincts et en comprennent le sens.
Où doivent passer ces limitations, pourquoi sont-elles nécessaires, quel degré de répression faut-il s'imposer, avec quels effets ? Cela mériterait bien autant de discussions que des conventions salariales.
Mais il est plus facile de gémir sur « l'écroulement des valeurs morales », alors que jamais les jeunes gens n'ont plus désespérément demandé qu'on leur en fournisse, que de respecter soi-même celles que l'on prône. Et c'est ce décalage entre les discours et les actes qui est de moins en moins supporté, parce qu'il est de plus en plus visible par tous.
Alors, partout, des freins lâchent sans que d'autres se mettent en place.
Si c'est cela qu'on appelle une « crise de civilisation », alors, oui, nous sommes dans une fameuse crise. Mais si l'on croit aux vertus de la censure pour y remédier, on relira avec profit ce qu'écrivait, en 1895, le neurologue W. Erb :
« La littérature moderne s'intéresse surtout aux problèmes qui donnent le plus à penser, qui remuent toutes les passions et prônent la sensualité, le goût du plaisir et le mépris de tout principe éthique et de tout idéal. Elle offre à l'esprit du lecteur des cas pathologiques, des problèmes de psychopathes sexuels, des problèmes révolutionnaires et d'autres encore.
« En nous administrant à forte dose une musique importune et bruyante, on énerve et on surexcite nos oreilles.
« Les représentations théâtrales excitent et emprisonnent tous les sens. Même les beaux-arts se tournent par préférence vers ce qui est écœurant, haïssable, vers ce qui excite, et n'hésitent pas non plus à nous mettre devant les yeux, avec une fidélité révoltante, ce que la réalité contient de plus horrible. »
Cette description date, il faut le rappeler, de 1895. Ce qui est peut-être de nature à calmer quelques émois sans pour autant suspendre l'interrogation sur le devenir de notre civilisation.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express