Ca ira ?

Sur la situation politique actuelle, réflexion sur l'ordre gaulliste
Alors, ils le font ou ils ne le font pas, ce coup d'Etat ?
La mode est, aujourd'hui, d'invoquer à tout propos l'apathie des Français. Que serait-ce s'ils étaient excités ! On assassine, on complote, on plastique, on sabote, les colonels se cachent, les paysans se fâchent...
L'heureuse époque où l'on croyait manquer seulement de professeurs et d'ingénieurs est révolue. Ce sont les C.R.S. qui, maintenant, ne se multiplient pas au rythme de l'expansion nationale.
On en exige ici, on en réclame par là, on les attend ailleurs... Aussi les deux dernières promotions des Compagnies Républicaines de Sécurité ont-elles été saluées, à Sens, par M. le ministre de l'Intérieur en personne, qui leur a tenu ce langage :
« Si on assiste à des inquiétudes, à des émotions, c'est parce que la France nouvelle n'a pas encore trouvé son vrai visage. Elle se cherche. »
Et il a ajouté :
« Je dis aujourd'hui que tous, ouvriers, paysans, bourgeois, vont participer à la défense du concept de la liberté qui fait que nous ne sommes pas des esclaves ».
Si ce programme vous semble obscur, prenez patience. C'est que certains représentants de la France nouvelle n'ont pas encore maîtrisé l'art officiel, mais difficile, de parler sans rien dire. Ils se cherchent.
Passons. Du moment que le vrai visage de la France nouvelle est encore à découvrir, peu importent les masques sous lesquels, en attendant, elle se présente. Le troublant est ailleurs.
Vous souvenez-vous de l'époque où, pour expliquer les maux dont souffrait le pays, un illustre militaire incriminait « le système » ?
Il s'est cassé, le système. Il était hors d'usage.
L'illustre militaire, qui avait eu au cours d'une longue retraite le temps de réfléchir à la question, lui a substitué, avec l'accord très large de la nation, un autre système. Et voilà que loin de se dissiper, les maux se sont aggravés. C'est tout de même une étrange histoire !
Autrefois, on disait : « Tiens ! encore une crise !... » Maintenant, on dit : « Allons bon ! encore un putsch ! »
Certains sont d'ailleurs en droit de considérer qu'en un sens, il y a là un progrès.
Une crise, c'était un incident vulgaire qui se jouait en veston sur le ton de la comédie.
Un coup d'Etat, c'est une aventure romantique qui se joue en uniforme sur le ton de la tragédie.
La crise humiliait. Le putsch inquiète. Les combinaisons parlementaires étaient méprisées. Les combinaisons militaires sont redoutées. Les gens en place pouvaient craindre pour leurs intérêts. Maintenant, ils peuvent craindre pour leur vie.
Que l'indexation des prix agricoles se marchande contre vingt voix qui assuraient une majorité, cela touchait au sordide.
Que les agriculteurs prennent les préfectures d'assaut parce qu'ils n'en peuvent plus de crever la misère devant leurs cageots pleins, cela touche au drame.
Que les bouilleurs de cru ou les transporteurs routiers puissent provoquer un soulèvement de leurs députés et la chute d'un gouvernement, pour sauvegarder leurs privilèges, cela écœurait.
Que des officiers supérieurs puissent susciter une rébellion et amorcer une guerre civile pour sauvegarder l'idée qu'ils se font de l'honneur, cela bouleverse.
La IVe République et ses mœurs n'inspirent que répugnance. La Ve République et ses mœurs appellent à la violence.
Sans aucun doute, le style Général — comme on dit le style Empire — est plus noble.
Mais autrefois, on murmurait : « Tout cela finira par de Gaulle... ». Maintenant, on prédit : « Tout cela finira dans le fascisme ». Et, sans aucun doute, c'est plus grave.
Comment expliquer que, détenteur du pouvoir absolu, l'illustre militaire échoue là où ses prédécesseurs ont échoué par absence absolue de pouvoir ?
Serait-ce que le nouveau « système » n'est pas encore le mieux adapté aux hommes qui peuplent ce pays et aux problèmes spécifiques qu'ils ont à affronter ?
Serait-ce que l'élimination volontaire de tous les intermédiaires entre le chef de l'Etat et ses sujets n'est pas plus efficace que la prolifération de ces intermédiaires ?
Serait-ce que les acclamations, les votes plébiscitaires, les larmes aux yeux et les sanglots dans la voix pour saluer le Chef — manifestations qui se reproduiront partout où il passera, qui se reproduiraient demain en Bretagne — sont des réactions épidermiques conditionnées que tout chef de bonne stature portant l'uniforme peut déclencher ?
Serait-ce que l'ordre gaulliste est une notion abstraite, religieuse plus que politique, qui se traduit, dans le concret, par un désordre chronique qui menace de devenir sanglant ?
Cela est suggéré sans impertinence. Et même à regret. Puisque de Gaulle il y a, pourquoi ne pas souhaiter que son règne soit fécond en bienfaits plutôt qu'en assassinats, fertile plutôt que stérile ?
Il y a plusieurs façons de considérer le gouvernement de son pays. Ceux qui ne souhaitent ni de près ni de loin, participer à ce gouvernement ou, plus modestement, graviter dans son orbite, en jugent, me semble-t-il, très simplement, et sans passion.
Dans leur vie quotidienne, dans l'équilibre de leur budget, dans leurs perspectives d'avenir, dans leur très humain besoin de sécurité sans lequel toute entreprise, toute conquête paraît dérisoire, ils se disent : « Ça va... » ou « Ça ne va pas ».
Et en ce moment, c'est un fait, ceux pour lesquels « ça ne va pas », sont infiniment plus nombreux que ceux pour lesquels « ça va ».
C'est toujours ainsi que l'on finit par chanter le « Ça ira ».

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express