Ah ! Non !

Avant le référendum choisit par DG sur le Sénat, réflexions sur le vocabulaire utilisée pour convaincre les électeurs. Invite à voter « non ». Cette élection est pour elle une imposture ou la parole n'est pas vraiment donnée au peuple.  
Les femmes le savent mieux que personne : il est plus facile de céder que de résister — à supposer que l'on vous sollicite. C'est ensuite que viennent les ennuis. Ou l'ennui.
Le « oui » est accordé à la nature. Le « non » exige qu'on la domine. Le « oui » unit. Le « non » sépare et annonce que l'Autre va peut-être vous échapper.
Aussi n'est-ce pas l'effet du hasard si référendums, plébiscites et autres supplications assorties de menaces sont toujours, et en tous lieux, formulés de telle sorte que l'on vous presse de dire « oui ». Et jamais de dire « non ».
Dans les pays où la masse est illettrée, la couleur des bulletins par lesquels s'exprimera l'adhésion ou le refus est soigneusement déterminée en fonction de données psychologiques élémentaires. Entre deux objets identiques, l'un rouge, l'autre violet, la majorité se porte automatiquement vers le rouge. Le mécanisme de la consultation du 27 avril est le même.
Les amateurs de textes goûteront, enfin, qu'en sa dernière apparition, le général de Gaulle ait, intuitivement ou systématiquement, peu importe, construit son adjuration télévisée de telle sorte que le complément soit du genre féminin. Ce n'est pas le droit souverain « du peuple », c'est celui de « la nation » qu'il a invoqué pour pouvoir enchaîner, avec des accents raciniens : « Ayant confiance en elle, je lui ai demandé si elle avait confiance en moi. Cette fois encore, je le demande, etc. »
Cela eût sonné tout autrement, on en conviendra, si le solliciteur avait eu à dire : « Ayant confiance en lui, je lui ai demandé si elle avait confiance en moi... » Quand on est de Gaulle, on ne s'y trompe pas. D'autant qu'il n'a sans doute pas à se forcer pour mettre au féminin l'objet capricieux ; sans cesse à reconquérir, sitôt dominé, de sa passion.
Dès lors, pour dire « non », il faut à la fois s'isoler de « la nation », se retrancher de la communauté des croyants et faire acte hostile ou donné comme tel. Toutes choses où la sensibilité est engagée plus que la réflexion ou le jugement, surtout dans cette part décisive de l'électorat qui n'a pas le goût, le temps ou l'habitude de se consacrer à l'analyse.
Cette grande affiche, disséminée sur tout le territoire, qui commande de dire « oui à la France » résume l'esprit dans lequel nous sommes appelés à voter dimanche. Dire « non » à un texte de loi, ou à la façon dont des réformes différentes sont amalgamées, revient, sous cette présentation roublarde, à dire « non » à la France.
Eh bien, non ! Ah ! non ! La régionalisation, dans son principe, oui. L'imposture, ne fût-ce que pour le principe, non.
Nous n'avons d'ailleurs, ni les uns ni les autres, le pouvoir de dire « oui » ou « non » à la France. Elle n'est personne que la somme de chacun de nous, l'enchevêtrement d'individus, de groupes, de générations, d'ethnies, de familles spirituelles, politiques, idéologiques, dont le plus grand dénominateur commun est constitué en premier lieu par le langage, en second lieu par l'unité géographique.
Qu'un général visionnaire ait imaginé de mener, avec une supposée personne France, de tumultueuses amours privées, et souffre fort de la voir s'obstiner à lui soustraire, même lorsqu'elle est consentante, de larges parts d'elle-même, ici insensible, là rétractée, développant ailleurs d'incoercibles allergies, c'est une affaire que l'on peut observer avec des sentiments divers.
Mais puisque c'est bien de cela qu'il s'agit aujourd'hui, et non de faire voter des réformes qui l'eussent été aisément sans la mise en place d'un appareil spectaculaire d'intimidation, on peut aussi se reconnaître indifférents, ou lassés, de n'être invités à participer aux noces gaullistes sans cesse recommencées que pour donner l'aubade en d'irréelles cérémonies.
Si, comme l'assure M. André Malraux, nous traversons une crise de civilisation qui n'a pas eu de pareille depuis la fin de l'Empire romain, il nous permettra de penser que la réforme du Sénat lui est une faible réponse.
Si le référendum a pour objet des problèmes concrets d'organisation qui ne prétendent pas fournir le début du commencement d'une solution à « l'écroulement du monde des grandes démocraties d'hier », alors, mobilisant dimanche, à Strasbourg, devant les jeunes gaullistes rassemblés, saint Paul et Marx, Ramsès et Netchaev, Napoléon et Lénine, Auguste et le métro sous les drapeaux nébuleux du lyrisme, M. Malraux en aura laissé plus d'un ahuri d'apprendre que les soldats macédoniens allaient entrer dans les Conseils régionaux pour assumer notre part de tragédie. C'est du moins ce qu'a retenu de son discours un brave homme de teinturier qui s'est écrié :
« Eh bien, en voilà une histoire ! C'est encore plus ficelle que la T.v.a. »
Ce qui, dans la bouche d'un commerçant, a aujourd'hui tout son poids.
A la même tribune qui recevait le grand orchestre du régime en représentation exceptionnelle — M. Malraux à l'orgue, M. Debré à la batterie, M. Pompidou premier violon, M. Couve de Murville à la flûte — le secrétaire du mouvement avait rapporté que, selon le chef de l'Etat, « il faut mettre les gens dans le coup ».
Il ne parlait pas, à l'évidence, du même coup que M. Malraux.
Quoi qu'il en soit, « les gens », c'est-à-dire chaque électeur, ont pris ou prendront la décision de vote qui leur est cette fois demandée, à l'issue d'un processus complexe où interviennent, mêlés, raisonnements et sentiments, fidélité ou déception, souvenirs ou prévisions, gratitude ou ressentiment, attitudes fondamentales ou réactions épidermiques, réflexes ou jugement froid, principes ou intérêts, situation générale ou problèmes spécifiques. Cela fait beaucoup de choses, parfois contradictoires, à exprimer en un mot de trois lettres.
« L'un des premiers problèmes de l'action historique, c'est de savoir avec qui l'on est », a dit encore M. Malraux.
Pour qui ne prétend pas à l'action historique, mais, plus simplement, à l'action du citoyen, c'est le second problème. Le premier est d'être en accord avec soi-même. C'est, de toute éternité, le plus sûr moyen de n'être ni traître ni trahi.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express