À l'échelle du temps

Réflexion sur l'âge des hommes politiques
Quelle est la différence entre un ingénieur de 45 ans et un ministre du même âge ? C'est que le premier est un vieux cadre, et le second, un jeune ministre. Curieuse propriété de la carrière politique. Mieux que les vitamines et le yoga, elle préserve aujourd'hui de basculer prématurément du côté où l'on croule sous le poids des ans.
Qui ne s'est attendri devant la « jeunesse » de John Kennedy ? Il avait 44 ans lorsqu'il fut élu. Sur soixante-dix offres d'emplois publiées, mardi dernier, dans « Le Monde », la moitié fixaient à moins de 40 ans — et parfois 35 — la limite d'âge des comptables, chronométreurs, programmateurs, ingénieurs, vendeurs, requis par l'industrie privée.
M. Georges Pompidou a 55 ans. Et sans doute de l'avenir. Apparaissant, lundi dernier, à la télévision, il a lui-même fixé à 45 ans l'âge à partir duquel il devient si difficile de trouver du travail que le gouvernement envisage de reclasser les sans emploi dans la fonction publique.
M. Johnson a 58 ans ; M. Brejnev, 60 ; M. Mao Tsé-toung, 73 ; le général de Gaulle, 76 ; M. Salazar, 77. Mais à 45 ans, on ne vous confie plus un secrétariat.
Ce décalage sur l'échelle du temps traduit, à première vue, l'ineptie du culte de la jeunesse quand on le transporte de la chanson à l'engineering, au point qu'une nouvelle lutte de classes se dessine. De classes d'âge.
Les moins jeunes oscillent entre l'amertume et l'angoisse sournoise de l'avenir : il y a de quoi. Les médecins assaillis tentent de rassurer ceux que trois défaillances de mémoire, une mauvaise nuit, ou une vue qui faiblit précipitent dans la dépression. Le magazine « Time », optimiste puisqu'il est américain, consacre sa couverture aux plaisirs et périls de l'âge moyen, pour réconforter ses lecteurs en démontrant que le groupe des « 40 à 60 » tient le haut du pavé, fournit les directeurs, les prix Nobel, les cosmonautes et les actrices à succès.
Soit. Mais quand le directeur de « Time » lui-même et les 40-60 engagent des collaborateurs ou du personnel, dans quel groupe puisent-ils ? Dans les 25-35. Peut-être parce qu'il y a quelque chose de vrai dans l'impitoyable « trop vieux » qui accable indistinctement des hommes et des femmes qui se sentent encore jeunes.
Assez jeunes pour assimiler des techniques nouvelles, pour s'insérer dans un groupe humain différent, pour s'amuser de la nouveauté au lieu de s'en affliger ?
C'est tout le problème.
Le degré de plasticité, et sa durée, sont variables avec chaque individu. « Quand on est jeune, c'est pour la vie », disait Clemenceau. Encore faut-il, pour se garder souple, exercer son esprit comme on exerce ses muscles. La plupart des métiers ne s'y prêtent guère.
Quand, à 25 ans, on « en veut », à 45, on a. Mais on ne sait plus ce qu'on veut. Les hommes se sentent englués dans le mariage. Les femmes non actives, continuant à superposer leur raison d'être et leur fertilité, se noient dans le lac ridé de leur miroir. Et chacun se sent floué. Pour peu que l'on perde alors ses parents et que se déchire ainsi l'écran qui vous séparait de la mort, on prend inconsciemment la place du disparu et on se met à lui ressembler. La vitesse acquise continue d'entraîner la machine, mais qu'un accident de parcours se produise, que la fusion de deux entreprises scie la branche sur laquelle on somnolait, et il arrive que l'on se réveille « vieux », sans ardeur à
vivre, parce qu'il est difficile de souhaiter âprement ce que l'on a déjà eu.
Bien sûr, il faut travailler. Il y a l'épouse, les enfants, le loyer, le train de vie, toute cette façade sociale laborieusement édifiée. Il y a le devoir, et parfois l'énergie du désespoir. Il manque la passion. Ce que, dans les petites annonces, on appelle pudiquement « dynamisme ».
Si la carrière politique conserve son homme, c'est parce qu'elle met en mouvement toutes sortes de passions sans jamais les assouvir durablement : ambition, appétit de puissance, esprit de conquête, volonté de convaincre. Que les motifs soient plus ou moins nobles, ce n'est pas le problème. Ils sont, ils animent, ils soulèvent. L'homme politique, perpétuellement remis en question, contesté, combattu, menacé, n'a jamais la dangereuse faculté de déposer les armes.
Ceux qu'écrase la jeunesse montante sont les victimes de l'illusion tenace selon laquelle l'humanité aime la paix. La vie, c'est la guerre. Une guerre qui, aujourd'hui, ne fauche plus les jeunes gens, mais leurs pères, et qui fournit, comme toutes les guerres, son contingent meurtri d'anciens combattants.
Il n'y a rien de plus cruel qu'un jeune homme impatient devant l'homme de 45 ans qui lui barre la route. Rien, sauf l'homme de 45 ans à l'égard du vieillard qui n'en finit pas de vivre. C'est la loi de nature. Qu'elle joue si durement, sans que soient protégés les faibles, c'est seulement le signe que, sous nos grimaces, nous sommes encore sauvages.
En appeler aux bons sentiments ? Les sociétés n'ont pas de sentiments, elles n'ont que des intérêts. Mais il s'agit précisément de leur principale richesse : ce que contiennent la tête et le cœur des hommes. Qui peut se permettre de la gaspiller ?
La valeur humaine ne se mesure pas seulement à l'aptitude au combat, si profonds que soient les préjugés à cet égard. Les grands capitaines de l'industrie moderne perdront leurs batailles s'ils ne savent pas le prix des fragiles, des doux, des poètes, des vieillards et des sages dans le développement d'une civilisation.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express