«Ces chiffres sur ton bras...»

Quand un ancien déporté retourne à Auschwitz pour tenter d'expliquer à ses enfants et à ses petits-enfants...
Qu'est-ce qui ne va pas avec Alain Juppé? Il dit des choses raisonnables, il a foi dans sa politique sous tous ses aspects, il l'explique clairement («7 sur 7»), il annonce des jours meilleurs : rien n'y fait. Tout se passe comme s'il concentrait sur sa personne toutes les frustrations des Français. La question ne paraît plus de savoir s'il gouverne bien ou mal, mais si l'on peut gouverner quand on provoque un tel rejet. La réponse appartient à Jacques Chirac, manifestement dans ses petits souliers. «Les Français sont inquiets, les Français doutent de tout», a-t-il lancé, les adjurant de se ressaisir. Si les choses continuent sur leur lancée, bientôt c'est de lui qu'ils vont douter. Pierre Nivromont est grand-père. Il y a un demi-siècle il était étudiant, et résistant. Arrêté par les Allemands, il a été déporté, d'abord à Auschwitz puis à Buchenwald. «C'est quoi ces chiffres sur ton bras?», demandaient lesenfants. «Ce n'est rien. Un numéro de téléphone, répondait-il. Je vous expliquerai plus tard.» Plus tard, c'est aujourd'hui. Les enfants et leurs enfants sont en âge d'apprendre et de comprendre. Pierre, suivi par «Envoyé spécial», a donc emmené sa famille sur les lieux de son martyre. D'abord l'immense plaine désolée couverte de neige d'Auschwitz. Là il a été d'abord étranglé par l'émotion. Puis le lendemain, se reprenant, il a tout expliqué, sobrement, tout montré aux enfants dans le détail. Auschwitz-Birkenau et ses cinquante-quatre fours puants, Buchenwald et son tunnel de la mort, l'horreur de la vie concentrationnaire dans ses moindres détails. Il a parlé sans haine, encore étonné d'avoir survécu. «C'est incroyable, disait-il, c'est incroyable...» Et les enfants, suffoqués, l'écoutaient. Un document extraordinaire, vraiment, d'une rare qualité d'émotion et d'information. B. B. chez Pivot photographiée avec un filtre puissant : son visage en était illisible. Mais elle a toujours la grâce de son naturel, ce qui n'est pas rien. Pivot l'a interrogée comme il fallait, amicalement, en particulier sur les quelques points de sa biographie qui étonnent quand on la lit. Mais en vérité on s'en fiche un peu de ce qu'elle pense, qu'il s'agisse de ceci ou de cela. Avec les années, elle est devenue un peu réac ? «il n'y a plus de moralité» ?, elle dit un peu n'importe quoi, sur les homosexuels ou les minarets. Mais quoi! On vieillit. N'importe. B. B. restera un beau souvenir. Le reste appartient à l'anecdote. Naïfs, les Nahon? Marianne et Pierre Nahon, galeristes renommés, passeraient plutôt pour des durs à cuire. Ils sont cependant en train de payer la confiance aveugle qu'ils ont faite à un réalisateur de télévision, Jean-Luc Léon, en acceptant d'être suivis par sa caméra pendant un an. Flattés peut-être, ils ont ouvert leurs portes, leur bureau, leur maison, sans se réserver un droit de regard sur le produit final. Elémentaire, mon cher Watson. Résultat : un film comique d'une heure, diffusé par Arte, où, sur deux mille heures enregistrées, il n'est question que d'argent. Choix d'images sélectionnées qui n'est pas précisément inoffensif, même si M. Léon a voulu surtout amuser au détriment des marchands d'art et des artistes. Les intéressés n'ont pas trouvé le film drôle. On les comprend. Néanmoins, il aurait été vu dans l'indifférence générale si quelques marchands d'art n'avaient joué les vierges effarouchées. De l'argent, l'art se commet avec l'argent? Calomnie. L'argent, eux ne savent pas ce que c'est. Ils vendent et achètent avec du vent. L'histoire de l'art est là pour les démentir. N'importe. Pierre Nahon, c'est le diable qui, à son corps défendant, a mangé le morceau. Honte sur lui. Grossie au-delà de toute raison, l'affaire ne mérite pas le bruit qu'elle a fait dans un milieu étroit d'autant plus nerveux qu'il est en crise et que la réussite professionnelle des «coupables» y excite, comme il est humain, des jalousies féroces. Gageons que le public, lui, n'y aura vu que du feu. Aimés par leurs artistes - César, Arman, Dado, Louis Cane - et par leurs collectionneurs, Marianne et Pierre Nahon se relèveront de ce faux pas même s'ils en sont mortifiés. Mais puisse la leçon servir à tous ceux auxquels un Léon ou un autre viendra, perfide, proposer demain de les téléviser. Danger. F. G.

Jeudi, octobre 10, 1996
Le Nouvel Observateur