«Bon qu'à ça...»

C'est un exercice périlleux, la littérature. Seuls une quinzaine d'écrivains vivent de leurs livres
Le décor de «Public» a été remplacé par une débauche inoffensive de canapés rouges. Il était temps. En revanche, l'invité de Michel Field fait toujours l'objet d'un portrait si désobligeant que l'on se demande pourquoi l'intéressé le supporte au lieu de prendre la porte. Pourquoi devrait-on se laisser traiter de la sorte? François Bayrou en était tout hérissé. Mais il a avalé la potion. Vu au Journal de la Deux nouvelle formule ? fonds blancs, fonds noirs, information plus serrée ? une explosion tous azimuts de Philippe Séguin nous sommant d'être «fiers de la France» . On ne demande pas mieux, mais de laquelle parlait-il? De la France des paponneries? Dans le tohu-bohu des déclarations enflammées du week-end, où l'on s'est renvoyé Vichy et Londres à la figure, c'est ce que l'on a cru comprendre. On ce sera trompé. Jean-Marcel Jeanneney est l'un de ces grands serviteurs de l'Etat dont le public ignore généralement le nom parce qu'ils n'ont pas tourné dans le carrousel politique. Mais il a été quatre ou cinq fois ministre de De Gaulle, le premier à déclarer que l'indépendance de l'Algérie était inévitable, il a participé aux négociations de Grenelle en 1968, il a battu Mendès France aux élections à Grenoble, il a beaucoup fait, beaucoup vu, beaucoup entendu. Pompidou ne l'aimait pas. C'était réciproque. C'est une bonne idée d'être allé interroger ce vieux monsieur, qui a bon pied bon ?il, sur ses souvenirs. Il en a fait un livre, avec Jean Lacouture, et le livre est devenu film pour «le Sens de l'histoire». Fils de Jules Jeanneney, président du Sénat sous la IIIe République, il n'a jamais appartenu à aucun parti, à aucun clan, c'est en électron libre qu'il a traversé la politique. Il lui en reste comme une fraîcheur... Pourquoi écrivez-vous? A cette question préalable de Bernard Pivot, l'un de ses cinq invités a répondu, comme Beckett quand on l'interro-geait : «Ne sais faire que ça» . Il s'appelle Jack- Alain Léger. Son cas est intéressant. Il a connu il y a quelques années un grand succès avec un roman, «Monsignore». Il a publié il y a deux ou trois ans un autre roman brillant, «Jacob, Jacobi», et il ne trouve plus d'éditeur. Toutes les grandes maisons le refusent. Comme il ne sait faire «que ça», il est dans une situation désespérée. Un petit éditeur a accepté de publier 200 pages intitulées «Ma vie, titre provisoire», où il raconte ses déboires et cingle de son mépris le monde littéraire, mais ce n'est pas cela qui arrangera ses affaires. Ne savoir faire «que ça» est périlleux. Selon une récente enquête, seuls une quinzaine d'écrivains vivraient de leur plume. Tous les autres ont une activité annexe. La précarité n'est pas le problème de Jean d'Ormesson, évidemment, auteur heureux qui publie cette fois «Une autre histoire de la littérature» dont vont se nourrir tous les candidats bacheliers. Sans compter qu'ils y trouveront quelques jolies formules à introduire dans leurs copies. Anne Delbée, quand elle n'écrit pas, met en scène. Elle s'est emparée de Racine («Racine roman») pour le décaper de sa réputation d'arriviste forcené... Mensonge, mensonge, mensonge, le poète qui a écrit «le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur» ne peut pas avoir une âme noire. Rien de plus sot assurément que de juger un écrivain sur autre chose que ce qu'il écrit. C'est ainsi que Sainte-Beuve s'est trompé sur tous les grands écrivains de son siècle, comme Proust ne le lui a pas envoyé dire. Se trouvera-t-il des critiques pour goûter l'élégance de «Comédie» sans être obnubilés par l'image qu'ils se font de Bernard-Henri Lévy? «Comédie» est un dur travail d'introspection entrepris après ce que l'auteur appelle drôlement son «bide-bang». L'échec assourdissant de son film, ce matraquage sans précédent. Que s'est-il donc passé? Pour le comprendre, il s'est penché sur lui, il a vu des personnages s'agiter, trois ou quatre «moi» qu'il interroge sans pitié, et une marionnette haïssable ? «Vous l'avez beaucoup montrée! dit Pivot. ? C'est ce que je sais le mieux faire», répond-il avec humilité. Cette plongée dans sa comédie et accessoirement dans celle des autres, il l'a faite alors qu'il passe comme il dit le«cap Horn» de sa vie, ce moment où l'on a devant soi non pas la vie mais le reste de sa vie. Qui suis-je et pour quoi faire? C'est désormais la question à laquelle il doit répondre. Le reste, petites perfidies, coups d'épingle? Coassements de crapauds. F. G.

Jeudi, octobre 23, 1997
Le Nouvel Observateur