Chapeau : Il aurait été injuste qu'elle disparaisse avant le XXIe siècle. Le siècle des femmes. Son siècle. Françoise, qui avait passé auprès de nous les vingt dernières années de sa vie, fut avant tout une femme de presse, et sans doute la plus grande. Mais elle laisse en partant l'image légère d'un professeur de modernité. Féministe et féminine. Elle fut de tous les combats, de toutes les luttes, et de toutes les séductions. Elle était notre jeunesse. Elle était la jeunesse. Le discours ci-contre est inédit. Il ouvre ces pages du souvenir que l'« Obs », sa dernière maison, consacre aujourd'hui ? avec les hommages de Jean Daniel, Edmonde Charles-Roux, Jacques Julliard, Martine de Rabaudy, Alain Riou et Angelo Rinaldi ? à notre amie. A notre Françoise. P. B. Le 29 mars 1998, Françoise Giroud recevait la cravate de commandeur de la Légion d'honneur. Chez elle, devant une vingtaine d'amis, elle a brossé un autoportrait à sa manière. Lucide, piquante, libre. Voici ce texte inédit Je ne suis pas celle que vous croyez. Je suis une saltimbanque. Quand j'étais petite fille, les mères de mes camarades de classe leur interdisaient de venir à la maison. C'est que j'étais la fille d'un réfugié politique, étrangère donc. J'étais pauvre, et j'étais première en classe. Les Français n'aiment pas les étrangers, ils n'aiment pas les pauvres et ils n'aiment pas les premiers. Ma mère adorait la France et elle m'a appris à l'aimer. J'ai voulu furieusement m'approprier sa culture, son histoire, ses beautés. Mais je n'ai jamais voulu m'intégrer, m'insérer dans ce qu'on appelait la bonne société, que j'avais vue si arrogante avec ma mère, si blessante. On n'oublie pas ces choses-là. Si j'avais été en quête de respectabilité, je n'aurais pas débuté dans le cinéma, le repère de tous les métèques de l'époque. C'était un milieu incroyable, drôle, créatif, mais complètement en marge. Je ne m'y sentais pas à ma place, peut-être parce que je n'avais pas de place... Pendant ces années d'apprentissage, j'ai appris quelque chose, c'est que le monde se divise en deux : les dominants et les dominés. Seuls les dominants respirent. Je n'ai pas dédaigné de me ranger plus tard parmi les dominants, toutes choses égales, puisque j'ai dirigé deux journaux. Le premier fut «Elle», journal fondé pour Hélène Lazareff par Pierre Lazareff. Mais qui étaient les Lazareff? Les rois des saltimbanques. Après ces déjeuners qu'ils donnaient à la campagne le dimanche, pour la cour et la ville, on s'attendait toujours à ce que des huissiers arrivent pour emporter les meubles et l'argenterie... Et ils empruntaient à leur chauffeur pour finir le mois. Mais Lazareff était un saltimbanque particulier, un saltimbanque conformiste. L'expression «politiquement correct» aurait pu être inventée pour lui... Il vénérait les gens au pouvoir, tous les pouvoirs. Il les servait du mieux qu'il pouvait, avec la certitude de faire bien d'ailleurs. Alors quand j'écrivais dans «Elle», par exemple : «Les hommes sont les patrons des femmes, à bas les patrons ...», il devenait fou. Un jour, j'ai voulu écrire dans «France Dimanche», dans un portrait d'Antoine Pinay, président du Conseil, qu'il avait essayé de me culbuter sur une table de Matignon. Pierre a bondi, il a coupé lui-même dans mon papier, ce qu'il ne faisait jamais. Jamais. Il était bon, généreux, adorable... Il voulait m'intégrer, m'intégrer dans sa patrie qui était «France-Soir». Mais j'étais un loup solitaire. C'est Jean-Jacques qui m'a apprivoisée. Il m'a introduite dans un milieu que j'ignorais complètement, celui des serviteurs de l'Etat qui gravitaient autour de Pierre Mendès France. Là, j'ai rencontré des hommes ? il n'y avait pas encore de femmes ?, des hommes qui avaient la religion du bien public, pour qui l'intérêt du pays passait avant le leur... Contrairement à ce que l'on croit souvent, Jean-Jacques, bien qu'il fût plus jeune que moi, a toujours incarné la figure de mon père. C'est sans doute pour cela qu'il a tant compté dans ma vie. Ce père qui avait eu la passion de la chose publique. A «l'Express», journal de tous les combats, j'étais chez moi. J'y suis resté vingt ans, et puis un jour je me suis retrouvée faisant le ministre chez Giscard.«Trahison, trahison!» , a hurlé Defferre. Mendès m'a dit : «Mais qu'est-ce qui vous prend?» Caroline [sa fille] était fâchée, fâchée! Moi, il fallait que je m'arrange avec moi-même. J'y suis arrivée assez vite, parce que dans l'exercice de mes fonctions j'ai eu le sentiment constant d'être utile, utile à ce fameux bien public. C'est un sentiment gratifiant. Ça rend heureux. Giscard m'a aidée, soutenue, surtout il a tenu les engagements qu'il avait pris, quand je l'avais vu avant d'accepter sa proposition, et qui n'étaient pas minces. Je veux lui en rendre grâce : il est le premier homme politique au monde qui a compris que la révolution des femmes était en marche. Les autres ministres me regardaient comme si j'étais un Indien parmi les Blancs. Cela me rassurait plutôt. Cela signifiait que je n'étais pas devenue des leurs. En sortant du gouvernement, je croyais réintégrer «l'Express», que Jean-Jacques avait vendu. Mais le nouvel éditorialiste du journal s'y est opposé. C'était Raymond Aron. Je retrouvais mon vieil ennemi, l'establishment. J'étais sur le sable. Giscard m'a proposé la présidence d'Antenne 2, une ambassade, une circonscription. Ce n'était pas vraiment ma tasse de thé. Et puis quelque chose d'inouï est arrivé: «l'Express» a été contraint de me verser des indemnités substantielles. Pour la première fois de ma vie, j'étais riche! Oh, pas d'une fortune, mais j'avais de l'argent, de l'argent sur mon compte en banque, je pouvais faire des folies, j'en ai fait, j'ai acheté de la peinture. J'étais libre et émerveillée de l'être... Je me suis mise au travail et j'ai écrit «la Comédie du pouvoir». Le livre a eu un certain retentissement, d'autres livres ont suivi qui ont tous été bien accueillis, et c'est ainsi que les choses sont devenues faciles pour moi comme elles ne l'avaient jamais été. Cerise sur le gâteau, au moment où je dépérissais d'être sans journal, Jean Daniel m'a offert une tribune dans «le Nouvel Observateur». Je lui en saurai toujours gré. Je ne sais plus quand François Mitterrand m'a donné la Légion d'honneur. J'aimais beaucoup François Mitterrand, ce n'est pas la mode de le dire aujourd'hui, mais je le dirai quand même. Je crois néanmoins que j'aurais refusé cette Légion d'honneur si elle n'était intervenue dans des circonstances un peu particulières. Pendant la campagne municipale de Paris, j'avais été abreuvée d'une calomnie lancée par le RPR et reprise par toute la presse, selon laquelle j'aurais usurpé la médaille de la Résistance. Je n'ai rien usurpé du tout, et justice a été faite quelques mois plus tard de cette histoire. Mais la calomnie est toujours longue à s'éteindre, à supposer qu'elle s'éteigne jamais... Or le conseil de l'ordre de la Légion d'honneur statue au sujet de chaque candidat. Il est particulièrement vétilleux en ce qui concerne les états de guerre et les faits de Résistance. Que ces vieux messieurs, presque tous issus de la Résistance la plus pure, me donnent leur onction, ça m'a été plus qu'agréable. A partir de là, vous connaissez la routine... Le ruban, la rosette. Et me voilà aujourd'hui devant vous avec cette belle cravate de commandeur. Qu'est-ce que je commande, je n'en sais rien. J'espère que ce n'est pas le respect, ça m'ennuierait. Mais à mon âge, il y a un risque... J'espère que je saurai rester jusqu'au bout une vieille dame indigne...
Jeudi, janvier 23, 2003
Le Nouvel Observateur