On s'étripe ! Cette histoire de décentralisation ennuie les Parisiens mais passionne la France
Raffarin révolutionnaire! On est injuste avec les dirigeants politiques. Voyez ce Bush, vilipendé. Il y a des élections chez lui. L'Amérique est une démocratie, les médias sont libres, et quel est le résultat ? Bush est quasiment plébiscité. Démocratiquement plébiscité. Et s'il fait la guerre, ce sera, au début en tout cas, une apothéose. Mais qui lui aura donné les mains libres ? Le peuple américain dans sa majorité. Comme cela s'est produit maintes fois dans l'histoire. Celui qui déclenche une guerre est toujours persuadé qu'il va la gagner, sinon il se tiendrait tranquille. Mais non. Et les peuples le suivent. 1914 fut l'apogée d'une telle folie consentie. La grande historienne de la guerre, Barbara Tuchman a écrit des pages décisives à ce sujet. Ces réflexions désabusées me sont inspirées par le livre d'un inconnu ? qui porte le joli nom de Laurent Artur du Plessis ?, dont le titre sonne comme un glas : « La Troisième Guerre mondiale a commencé ». L'auteur analyse la coïncidence dramatique de la ruine de toutes les économies occidentales avec l'irrésistible expansion de l'islamisme le plus brutal. S'y ajoute la conviction que, entre le Pakistan et le Cachemire, il y aura échange atomique quand Mucharraf sera évincé. La couleur politique de l'auteur est assez marquée pour que l'on se demande s'il n'accueillerait pas avec délectation l'effondrement économique de ces pays assez légers pour avoir institué la sécurité sociale, indemnisé les chômeurs, partagé même inégalement la richesse produite par le capitalisme. De là, viendrait chez eux toute la faiblesse. Parisienne de toujours et fortement attachée, comme tout le monde, à ma ville, j'ai accueilli mollement la fougue avec laquelle Jean-Jacques Servan-Schreiber prônait le « pouvoir régional » du temps qu'il était député de Lorraine et faisait grand bruit sur la scène politique. Quelqu'un lui donnait écho et me sermonnait avec la même fougue, un grand seigneur de province, Gaston Defferre. Celui-ci fut d'ailleurs, en 1981, le ministre de l'Intérieur qui fit voter la première décentralisation. Que voit-on aujourd'hui ? Non seulement c'est le dada de Raffarin, qui joue peut-être sa carrière là-dessus, mais on s'étripe sur le sujet, on s'étripe partout, même au Sénat où les mœurs sont plus douces qu'à l'Assemblée, où Jean-Louis Debré s'est distingué en traitant le Premier ministre « d'intégriste décentralisateur ». Au sein de la horde des parlementaires UMP, on se rebiffe? C'est que, soudain, il s'agit de leurs affaires, de leurs vrais pouvoirs, de leurs intérêts. C'est la révolution. On ne va donc parler que de ça dans toute la France, où se tiendront des Assises des Libertés locales jusqu'en janvier 2003. C'est une histoire qui ennuie tout le monde à Paris mais pas dans les départements, loin de là. Qui eût prédit que Raffarin cachait une âme de révolutionnaire ? Pascale Clark est cette journaliste si modeste qu'elle se cache pour interroger ses invités (« En aparté »). Elle a inventé ce procédé, sa voix seule est présente dans la pièce où l'invité peut déambuler, et c'est d'une rare efficacité, un masque tombe. Le dernier en date était Jean-Pierre Bacri. Peut-on être plus grincheux, plus désenchanté, plus mal dans sa peau que ce merveilleux comédien ? On aurait voulu interroger sa compagne, Agnès Jaoui, qui le met en scène : est-il toujours comme ça ? Mais elle n'était pas là, et on ne saura jamais si on a vu Bacri dans tout l'inconfort de son naturel ou si c'était une composition. Vu, sur Paris Première, à la suite d'une erreur d'enregistrement, un film étonnant sur le premier ordinateur de taille réduite, sorti des mains d'un jeune génie, Steve Jobs, et d'un groupe de copains bricoleurs. Réussite foudroyante malgré l'incrédulité générale. Mais un autre génie s'introduisit dans la place : Bill Gates, qui allait devenir l'homme le plus riche du monde. Steve Jobs n'était qu'un poète. Il a perdu. Expulsé de l'entreprise. Cette tragédie sur fond d'ordinateur ? ce petit animal dont tout le monde leur disait : mais pourquoi voulez-vous qu'on se serve de ça ? ? a la force d'une tragédie grecque. F. G.
Jeudi, novembre 14, 2002
Le Nouvel Observateur