Lévi-Strauss le modeste

Si une catastrophe devait tout détruire, que regretterait-il le plus? Ecoutez-le...
Mais si, elle finira cette crise brutale, ce lifting du capitalisme, que le monde traverse! Il y en a eu d'autres. Il y en aura d'autres. Et il n'y aura probablement jamais la crise finale dont rêvent les enfants de Seattle. Pour s'en convaincre, il suffit de suivre le conseil de Jorge Semprun et de relire «le Capital». Marx s'y connaît... Un qui l'a sûrement relu, c'est Lula, cet ouvrier métallurgiste en voie de devenir président du Brésil. Je l'ai rencontré il y a trente ans à Sao Paulo. Leader syndicaliste, il menait déjà la vie dure au gouvernement et n'était pas ravi de me voir ? qu'est-ce qu'une jeune Parisienne pouvait comprendre à son combat? Mais l'homme était sympathique, ouvert, chaleureux, mes questions n'étaient pas stupides et j'eus droit à une éblouissante leçon de stratégie politique sur l'avenir de la gauche au Brésil. Après quoi il fut battu quatre fois à l'élection présidentielle. Beaucoup de choses ont changé en Amérique latine et dans le monde. Le communisme a fermé boutique. Mais Lula est toujours là, popularité intacte mais dogmes révisés, projets réalistes, pragmatisme, ce n'est pas un vieux Castro déconfit mettant de l'eau dans son vin mais, de l'avis de ceux qui l'ont récemment rencontré, un homme en pleine maîtrise de ses moyens intellectuels, résolu à faire bouger l'immense Brésil où tout est gigantesque, la richesse, la misère et jusqu'aux feuilles des arbres. Largement en tête au premier tour de l'élection présidentielle, il lui reste à gagner le second. Ce n'est pas fait. Ce serait un événement considérable. On va tirer les oreilles à Guillaume Durand. Quand on a le privilège d'interroger Claude Lévi-Strauss, on lui consacre toute son émission, que diable! Une heure trente, deux heures, pourquoi pas? La nuit était déjà très avancée lorsque l'invité principal est apparu à «Campus» (France 2) après de longs hors-d'œuvre. C'est aujourd'hui un très vieux monsieur mais sa parole est restée vive et il parle une langue parfaite, pour dire parfois des choses subversives. Par exemple, si une catastrophe devait tout détruire, la seule perte irremplaçable serait les œuvres d'art. Rien que pour cela on pourrait l'aimer. Mais à travers ses travaux d'anthropologue et de philosophe pionnier du structuralisme, il a secoué bon nombre d'idées reçues. Il a aimé les sauvages, comme on disait dans sa jeunesse, il a dépassé largement sa discipline pour étudier leur pensée, il a compris le premier que des lois inconscientes et invisibles régissent toute société. Interrogé sur son pessimisme, il répond : «Le pessimisme m'enseigne qu'il faut en tout cas, au lieu d'un humanisme exaspéré, un humanisme modeste.» Voilà un bon conseil d'hygiène. Il y a 3 milliards d'enfants d'Allah sur terre. Si Al-Qaida et ses rabatteurs ne parviennent à en subvertir que I %, cela fait encore 30 millions, beaucoup plus qu'il n'en faut pour propager la terreur et multiplier les bains de sang. Saddam Hussein est-il vraiment la cible à abattre pour conjurer ce danger? Ce n'était manifestement pas l'avis de Pierre-Jean Luizard, chercheur, auteur de «la Question irakienne» (Fayard), s'exprimant sur LCI et sortant des sentiers battus. D'abord, comment expliquer ce désir de guerre à l'Irak alors que, depuis 1991, la position américaine a toujours été de s'en tenir au statu quo? Selon M. Luizard, «c'est une irruption de l'irrationnel chez les Américains depuis le 11 septembre. Jusque-là, ils étaient persuadés qu'il fallait garder Saddam». Le pétrole? Ce n'est pas le nerf du conflit. Les Etats-Unis ne se fournissent pas majoritairement en pétrole au Moyen-Orient, contrairement à l'Europe. Selon M. Luizard, les Américains ne savent pas où ils vont, ni pourquoi ils iront. Ils ont plusieurs scénarios pour l'après-guerre, mais n'envisagent pas l'embrasement des voisins ? Jordanie, Libye, Syrie ? qui doivent leur indépendance, comme l'Irak, au dépeçage de l'Empire ottoman en 1919. A l'époque, les dirigeants occidentaux affichaient une sincère volonté émancipatrice. C'est parce que cette volonté s'est dépravée en colonialisme que le virage démocratique n'a pas été pris. Maintenant Saddam est un barbare, un Staline arabe. Il n'est pas l'âme du terrorisme. Michel Field va-t-il réussir une émission qui donnera envie de lire? Les débuts de «Field dans ta chambre», sur Paris-Première, sympathique petite chaîne, étaient plutôt encourageants. Appeler les écrivains à comparaître après avoir été sommairement jugés n'est pas une mauvais idée, si elle ne se transforme pas en tribunal du peuple avec tricoteuses. F. G.

Jeudi, octobre 17, 2002
Le Nouvel Observateur