La machine à décerveler

Dieu aux abonnés absents, la République désacralisée, une télévision irresponsable... il ne faut pas s'étonner si nous votons n'importe comment ou pas du tout
Maintenant, avec un mandat plus gros que lui, il faut que Chirac ait du talent. Jusqu'à quel point Le Pen, roi précouronné par le petit écran, va-t-il désormais dominer la vie politique? Les manifestations ne doivent pas tromper. Les législatives vont l'enkyster, il va peser probablement autant ou plus que le Parti communiste à son zénith. Pas assez pour avoir le pouvoir par les urnes, assez pour empêcher de gouverner. Il était bien utile, ce Parti communiste. Seconde Eglise de France alors que la première montrait déjà des signes d'essoufflement, il donnait un sens à la vie de ses adeptes, une réponse à leurs demandes profondes ? pourquoi suis-je exploité, humilié, mes enfants vont-ils y être condamnés eux aussi? ? il portait l'espoir fou d'arracher le monde du travail à ses chaînes. Parce qu'on sait aujourd'hui à quoi le communisme a conduit partout où il a sévi, sans une seule réussite, on oublie ceux qu'il aidait à vivre là où il n'avait pas le pouvoir. Un, une communiste ne se sentait jamais abandonné(e). Qu'est-ce qui porte espoir pour ceux «d'en bas» comme on dit aujourd'hui? Rien. C'est le ressentiment qui règne en France contre les gens en place et leur connivence. Ici et là, on compte sur Sarjuppékozy pour en finir avec une insécurité personnelle qui insupporte. Comme son éradication est plus qu'aléatoire, cela durera le temps que durera le silence de la télévision sur les faits divers. Cela peut s'organiser si on parle gentiment à MM. Le Lay et Tessier. A gauche, l'offre d'espoir est faible. Arlette Laguiller, virago bornée, le nez dans son petit Trotski illustré, appelant le malheur en France pour qu'il accouche de la révolution. Pas de quoi réchauffer le moral des classes populaires désemparées et de leurs enfants. Que leur propose-t-on, à ces enfants, pour espérer? «Star Academy» et «Loft Story» dont la deuxième mouture flirte franchement avec le crasseux, au propre et au figuré. Ces blondes décolorées avec deux centimètres de racines noires? beuh. Mais devenir Loana, pourquoi pas moi? Participer à de telles émissions, c'est prendre sa chance d'être «connu», ô ivresse. La télévision faisant une consommation effrénée de «gens connus» ? connus pourquoi? parce qu'elle les a fait connaître, c'est le serpent qui se mord la queue ?, les plus malins réussissent à sortir de ces compétitions de nullité avec un petit bout de notoriété. C'est la version nouvelle de l'ascenseur social désaffecté! En panne d'espérance, Dieu aux abonnés absents, (Nietzsche avait prévenu : si vous ne lui trouvez pas de substitution, vous le paierez très cher!), la République désacralisée par les turpitudes de quelques-uns, on nous démoralise de surcroît avec un prétendu «déclin de la France» imputable aux socialistes. Or le fameux rapport Eurostat, cité par Chirac, qui révélait ce déclin, est erroné, les auteurs s'étant trompés dans leurs calculs! Notre position n'est pas la 12e en Europe, c'est la 7e, avant l'Allemagne et la Grande-Bretagne, et c'est avant 1997 que la France a reculé! Tout cela pour dire qu'il ne faut pas s'étonner si nous votons n'importe comment ou pas du tout. Enfin, il y a la grande machine à décerveler. Depuis la tuerie de Nanterre jusqu'à ce malheureux vieillard molesté d'Orléans, d'incessants reflets de la violence ambiante nous ont agressés chaque jour. Nanterre, soit, c'était énorme. Le pauvre homme d'Orléans, il y a hélas! tous les jours quelqu'un de malmené quelque part. Qui est allé chercher celui-là pour le diffuser en boucle, couvert d'ecchymoses? Ceux qui décident du traitement de l'information ne poursuivent très généralement aucun objectif politique. Mais ils semblent parfois indifférents à la responsabilité que leur donnent à la fois l'ampleur des audiences qu'ils atteignent et le caractère inéluctable de l'information télévisée, parce que c'est la même partout, que, hors LCI peut-être et encore, les chaînes débitent toutes la même chose aux mêmes heures sans contre-feu, que c'est une nourriture obligée qu'on ingurgite. Celui qui lit un journal peut toujours trouver un autre son de cloche ailleurs. La télévision de l'information n'émet qu'un son de cloche, et simultanément dans toutes les villes, dans tous les villages. Elle peut sans doute se vanter d'avoir sensiblement augmenté le score de Le Pen dimanche. Personne, jamais, n'a bénéficié d'une telle couverture télémédiatique sur plusieurs jours consécutifs sauf de grandes vedettes à leur mort, Yves Montand, Lady D. Quand ce sera le tour de Le Pen? Jusque-là, pouce! S'il vous plaît. F. G.

Jeudi, mai 9, 2002
Le Nouvel Observateur