...quand on perd la mémoire de l'Histoire et qu'on croit intangibles les libertés
Voilà ce qui arrive... L'heure n'étant plus aux délicatesses, on votera pour Chirac le 3 mai, évidemment! Mais ce ne sera jamais que rustines aux pneus crevés de la France, pour ne pas verser tout de suite dans le fossé Le Pen. Quelle histoire! Voilà ce qui arrive quand on ne s'intéresse plus à la politique, qu'on la dénigre, voilà ce qui arrive quand les plus jeunes n'ont pas la mémoire de l'Histoire et croient intangibles leurs libertés. Quand Le Pen les leur aura confisquées, ils apprendront à quoi sert la politique. Je ne crois pas à cette éventualité, il n'y a pas en France 20% de fascistes, 10% de marxistes révolutionnaires et 70% de nouilles, comme le premier tour pourrait le faire croire, mais rien n'exclut absolument que, le 5 mai, le score de Le Pen soit supérieur à celui de Chirac? Rien, quand on lit que le corps enseignant a largement voté Le Pen au premier tour pour punir? Claude Allègre! Un Français sur cinq a émis ce vote vindicatif. Le jeu de la télévision, putain de la politique pour des raisons qu'il faudra un jour disséquer au-delà des imprécations, ce jeu donc, où elle persiste, devrait élargir fortement le score de base de Le Pen. Il ne fait pas peur. Ce n'est pas Hitler, c'est Pétain, un bon vieillard, qui occupe les écrans du matin au soir. L'âge lui en a fait la tête blanche, et la ressemblance va jusqu'au programme signé Vichy, propre à flatter tous les fantasmes de ceux que la société actuelle a terriblement brutalisés, qu'elle brutalise encore, qui souffrent assurément et qui, crispés dans la nostalgie d'un passé mythique, sont devenus incapables d'aimer l'avenir. A l'allure où tant de transformations ont bouleversé le pays, était-il impossible de les rendre moins douloureuses? La détresse de la classe ouvrière meurtrie par la mutation du tissu industriel est la même en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis. En France, la société politique paie aujourd'hui l'indifférence manifestée à des femmes et des hommes qui ont le sentiment de n'avoir pas mérité cela. Alors, une France où le travail rémunéré des femmes consistera à faire des enfants ? dans le mariage, pas un sou pour les divorcées ?, où l'euro, «monnaie d'occupation», sera banni et la France en congé de toutes les instances européennes? Une France où l'on n'aura plus honte quand on ignore l'anglais, ce stigmate du fossé social, puisque entreprises et commerces n'auront plus de relations avec l'extérieur, ça ne leur fait pas peur. Priver de sa musique une jeunesse haïe, bruyante, violente et indocile, ne serait-ce pas voluptueux? Il y en a qui en rêvent. C'est prévu. Avec la suppression de l'IVG et le rétablissement de la peine de mort, un programme bien conçu, vraiment, pour satisfaire le chaland. Depuis qu'il a été élaboré, le fonds de commerce de Le Pen s'est élargi, il ne se limite pas aux déserteurs de l'avenir. Il s'étend à tous ceux qui sont dévalisés dans le métro, attaqués dans le train, dont la voiture a systématiquement les ailes arrachées et les vitres brisées. Cela fait énormément de monde. Pour ceux-là, l'ennemi ce n'est pas Le Pen, ce sont «les politiques» qui ne viennent pas à bout de la «racaille maghrébine». C'est pourquoi, le 5 mai, tout peut arriver. Si, après cette épreuve, Chirac est encore à l'Elysée, la France n'en sera pas moins rabaissée, humiliée, choquée. Mais après les législatives s'ouvrira une période capitale où un président déterminé devrait faire passer des décisions en force, maîtriser des turbulences sociales, imposer ces réformes qu'aucun acteur de la vie française n'accepte pour lui tout en les réclamant chez les autres, balayer l'échiquier de forteresses où nous sommes depuis tant d'années pétrifiés si bien que, si valeureux qu'aient été les gouvernements, ils ont été des orgues de Barbarie : quel que soit celui qui tournait la manivelle, il en sortait la même musique. Il est temps de changer de partition. Ce grand rôle où l'Histoire distribue Jacques Chirac pour la première fois, a-t-il l'envergure pour l'assumer? En un mot, est-il un homme d'Etat? Il arrive qu'une conjoncture transcende un homme. Une chose est sûre : il a du courage. On voudrait n'avoir jamais à reprendre le mot de De Gaulle sur Albert Lebrun, le dernier président de la IIIe République : «Comme chef d'Etat, deux choses lui avaient manqué: qu'il fût un chef et qu'il y eût un Etat.» F. G.
Jeudi, mai 2, 2002
Le Nouvel Observateur