Cette petite figure digne et blême que nous avons vue, ce n'est pas elle. Ah, qu'elle puisse de nouveau écrire!
Ceux qui n'ont pas regardé France-Irlande de rugby, cinquième rencontre du fameux Tournoi des Six Nations gagnée 44 à 5, se sont privés d'un moment de bonheur. D'abord, c'était beau. Après tout, il ne s'agit que de garder le ballon? Oui, mais c'est difficile. Surtout qu'il est ovale. Ensuite, rien de plus roboratif qu'une victoire française pacifique, fruit de beaucoup de travail et d'ambition, illustrative d'une nouvelle génération, quand on est submergé par les images d'une actualité sinistre. Les blindés sillonnant les villes de Palestine en ruines, les synagogues profanées en France, des écoles saccagées. Cela, on croyait impossible de le revoir un jour. Retour du refoulé? Beau cadeau que nous fait Sharon. Les judéophobes assoupis de France se réveillent, beaucoup plus virulents à l'extrême-gauche que chez Le Pen, et commencent à infiltrer une partie non négligeable de la population devenue propalestinienne par horreur de cette guerre. Comme elle fut provietnamienne en d'autres temps, et manifesta dans la rue son horreur de Nixon. L'automatisme qui pousse à soutenir le plus faible quand il est outrageusement malmené fonctionne toujours. Israël en a bénéficié en d'autres temps. Aujourd'hui, Sharon, c'est Nixon. Et il finira comme Nixon, humilié. Aussi ne faut-il pas, me semble-t-il, perdre la tête. On ne conspue pas les juifs dans les rues françaises, on conspue un chef militaire qui conduit une sale guerre. Et on a bien le droit. Dommage qu'il soit juif, assurément, et qu'un juif ait assassiné Itzhak Rabin, si populaire. Mais ainsi va l'Histoire, stupide et aveugle. Aujourd'hui, en avril 2002, les juifs ne sont pas persécutés en France, quelles que soient certaines ignominies. Ce qui est atteint, c'est le judaïsme, détérioré par des courants antagonistes. Mais c'est une autre histoire. Un ami juif me dit : «Moi, je fais ma valise. On part toujours trop tard. ? Et tu vas la poser où, ta valise, où? ? En Allemagne, c'est le seul pays sûr!» Il rit, ravi de sa plaisanterie de mauvais goût. «Ne te fâche pas, c'est de l'humour juif.» Inoxydable. Elle a subi une opération du foie très lourde, ses os se brisent pour un oui pour un non, elle est sans ressources, vit hébergée par des amis, ne parvient plus à écrire, elle murmure «Je vais finir à l'hospice», c'est Françoise Sagan à 67 ans et c'est incroyable. Recevant Guillaume Durand, elle est toujours la même personne menue, vive, à l'élocution vaseuse, au vocabulaire exact, le même miracle de simplicité et d'humour, depuis le premier jour où elle a sauté dans la gloire à 17 ans. Depuis, on a vendu, en France seulement, 30millions d'exemplaires de ses romans. A l'étranger, on ne peut pas compter. Alors, comment se retrouve-t-elle sans un sou et même endettée à l'égard du Trésor? C'est très simple : elle a appris de ses parents, adorables d'autre part, que l'argent est vulgaire, que ce n'est pas une valeur. Cette vision aristocratique ne l'a jamais quittée. Alors elle a flambé, dilapidé, voilà tout, et puis ne l'embêtez pas avec ça, c'était sa liberté. Tapis de roses du succès international, tapis d'or des droits d'auteur, seule une certaine condescendance de la critique a mis une ombre légère sur sa carrière. Marguerite Duras, pincée, disait :«Je n'aime pas son personnage?» Ce n'est pas Duras assurément qui risquait de se ruiner en cadeaux! Une réputation de futilité a toujours poursuivi Sagan, alors qu'elle est aussi quelqu'un de grave, sensible au tragique de la vie. Voilà qu'il la rejoint. Mais le malheur ne lui va pas, la souffrance non plus, on dirait qu'ils se sont égarés sur elle, par erreur, alors qu'on l'en croyait exonérée de naissance. Sagan, voyons, c'est la gaieté, c'est le bonheur, c'est la richesse, c'est la fête, ce sont les folies, c'est l'amour. Ce n'est pas cette petite figure digne et blême que nous avons vue. Mais qu'elle puisse de nouveau écrire et elle renaîtra. F. G.
Jeudi, avril 11, 2002
Le Nouvel Observateur