Agité, impulsif, instable... A Matignon, on appelait le Premier ministre «le Ventilateur» tant il brassait de l'air pour ne rien faire. «Il est près des gens, dit-on, il n'est pas fier.» Ce contact facile, c'est peut-être la seule chose sincère chez ce menteur-né
Par Françoise Giroud Ils l'ont tous sous-estimé. Même Georges Pompidou, qui disait affectueusement de son poulain : «Si je lui demande de creuser dans la nuit un tunnel de l'Etoile à la Concorde, il le fera. Ensuite, il demandera pourquoi.» En ce temps-là, Jacques Chirac était beau comme un cheval, un grand cheval noir, frémissant, inquiet, qui, toujours, eut besoin d'une main ferme pour lui donner la route. Mais ensuite, quel galop! Valéry Giscard d'Estaing était fasciné par sa force vitale, par ce grand corps qui avalait choucroute sur cassoulet arrosé de bière et dont le programme quotidien, bosser, bouffer, baiser, était si chargé. Mais il lui trouvait un grelot dans la tête. Raymond Barre a méprisé Chirac pour de meilleures raisons. Absence total de sens moral. Cynisme. Un aventurier. Le maire de Paris le révulsait. Edouard Balladur, en 1989, n'imaginait pas que Chirac, «l'ami de trente ans» qu'il honorait de ses conseils, allait soudain lui passer sous le nez sur la route de l'Elysée. Seul François Mitterrand l'a justement apprécié. Une torpille. Un adversaire dont il se méfiait, le croyant sans foi ni loi sous la poignée de main si franche, le sourire si large, la cordialité si chaleureuse? Sa médiocrité dans l'expression orale l'affligeait, mais il ne la prit jamais pour de la médiocrité tout court. D'ailleurs, le faux paysan de Corrèze ricanant quand on lui parlait de culture était partie d'une comédie que Chirac se jouait à lui-même. Il y a parmi les ambitieux des gens qui se donnent pour mieux «nés» qu'ils ne le sont ou pour mieux dotés en diplômes et en parentèle. Chirac, c'était le contraire. Personne ne le prendrait jamais en défaut puisqu'il se donnait lui-même pour rustre et fruste. Longtemps, ce sera sa façon de se protéger, en même temps que ce masque a été une trouvaille électorale.«Il est près des gens , disait-on, il n'est pas fier.» Non, il n'est pas fier, Chirac, et c'est à quoi il doit sa popularité. Ce contact facile, même avec le cul des vaches, c'est peut-être la seule chose sincère chez ce menteur-né. Aujourd'hui, il a retiré le masque. Il n'a plus peur de perdre ses électeurs en avouant qu'il lit autre chose que la presse porno? En 1975, on le brocardait beaucoup à ce sujet. Un jour, je me suis trouvée assise à côté de lui, à l'Assemblée, pendant qu'un orateur parlait à la tribune. Lui lisait. J'ai cherché à voir quoi. C'était un recueil de poèmes de Patrice de La Tour du Pin? Stupeur. Aujourd'hui, ses explorations de l'histoire, sa connaissance du Japon et des arts premiers ont été rendues délibérément publiques, Chirac le plouc est un mythe dont il n'a plus besoin, au contraire. Une physionomie d'érudit est mieux appropriée à l'Elysée. Mais une chose est la physionomie, le «look» comme on dit, l'image, comme on dit encore, une autre la réalité intérieure.«Agité!», lui lança Giscard quand le torchon brûla entre eux. Agité, impulsif, instable. A Matignon on appelait le Premier ministre «le Ventilateur» tant il brassait de l'air pour ne rien faire. Il faut dire que la situation était particulière. VGE avait hérité d'une Assemblée très droitière où il n'y avait pas de majorité pour soutenir son programme de réformes. Chirac, à qui le mot «réforme» donnait de l'urticaire, freinait des quatre fers, stimulé par la muse que lui avait laissée Pompidou, Marie-France Garaud, auprès de qui Margaret Thatcher était une gauchiste échevelée. L'atmosphère était intenable. Qui conçut le complot? On ne sait. En tout cas, en août 1976, Jacques Chirac démissionna du gouvernement pour prendre la tête du nouveau parti créé pour lui par Charles Pasqua, le RPR. La guerre était déclarée. Le sabotage de Giscard n'eut qu'un bénéficiaire : François Mitterrand, en 1981. La politique n'est pas une science exacte. Les campagnes du sergent Chirac pour décrocher son bâton de maréchal n'ont qu'un point commun : il est toujours tenaillé quand il doit prendre une décision. Alors il consulte et il consulte encore, et quand ceux qu'il consulte ne sont pas d'accord entre eux, il en rajoute car il ne se débarrasse jamais de personne. Il déteste se séparer de qui l'a servi. Ainsi s'additionnent autour de lui des strates? Pendant longtemps, en fait jusqu'en 1995, il a recherché un tuteur, une instance autoritaire près de lui. Ce fut d'abord Georges Pompidou, puis la femme funeste citée plus haut, assortie d'un homme gris, Pierre Juillet. Elle, brillante, belle, cruelle, insupportable de morgue et d'assurance; lui, moins voyant mais plus important sur le fond? Ces deux-là ont fait la pluie et le beau temps, intervenant jusque dans la vie privée de Chirac, qui était, cette fois-là, vraiment amoureux. Ce qui se passa alors appartient à ceux et celles qui l'ont vécu. Disons seulement que Chirac a plié sous les ordres de Marie-France Garaud, dont la férule s'est prolongée jusqu'au jour de 1979 où Bernadette Chirac l'a évacuée d'un mot : «C'est elle ou c'est moi.» Il restait à Chirac, couché sur un lit d'hôpital après un accident, assez de bon sens pour répondre : «C'est vous.» Son destin politique s'est joué là. Aujourd'hui, la fonction gourou n'a plus de titulaire. Elle est morcelée. Mais il est significatif que Jacques Chirac ait demandé à l'un de ses plus anciens collaborateurs, Jérôme Monod, de sortir de sa retraite pour venir lui tenir la main le temps d'une élection. Il y a quelque chose chez lui qui demande constamment réassurance, quelque chose d'indéfinissable, où réside probablement une partie de la séduction qu'il exerce sur l'électorat féminin. Un petit garçon a peur dans le noir, et appelle. Jacques Chirac aime la vie, mais ce n'est pas un homme gai. Des ondes d'angoisse le traversent. Alors il mange. Bouffer, baiser? Le beau cheval noir sait encore se cabrer. Le ventre pointe sous le veston croisé, le cheveu devient rare, le sourire, mécanique, mais, à 69 ans, il est encore vif comme un scorpion quand il s'agit de piquer. Elu enfin président en 1995, rendu au port, il a raté la première marche. L'erreur ne préjuge pas des marches suivantes si on lui permet de recommencer son entrée. Sinon, il faut bien voir que ce qui l'attend, ce sont les juges d'instruction. Se peut-il qu'il ait été totalement étranger à la formidable entreprise de racket qui a fait ruisseler l'or dans les caisses du RPR? Et puis il y a ces petites histoires, presque plus déplaisantes, où l'on voit les billets d'avion de la famille Chirac partant en vacances payés par les fonds secrets? C'est dérisoire, mais on pense à de Gaulle qui payait ses communications téléphoniques personnelles quand il était à l'Elysée. Ce n'est pas affaire d'honnêteté. Personne n'accuse Chirac d'être malhonnête, mais sans scrupule, sans dignité. En vérité, il ne s'intéresse pas à l'argent. Son épouse en a toujours été pourvue, et il vit on ne peut mieux depuis quarante ans, logé, nourri, blanchi, véhiculé, servi par la République dans ses meilleurs palais. Mais sur tous ces dossiers entrouverts qui l'attendent à sa sortie de mandat règne quelque chose de glauque qui, pour le moment, lui colle à la peau. Une élection bien gagnée jouerait un peu comme une absolution, un désir des Français de le voir acquitté sans procès. Aujourd'hui où tout l'appareil de l'Etat est enveloppé d'une même désaffection, voir le prototype le plus achevé du politicien décrié, le dernier des dinosaures, en coquetterie avec la justice, proposer ses services sans vergogne, c'est cocasse quand on y pense. Approchez, messieurs et mesdames, avec moi tout le monde gagne, ce sera du moins 30% sur vos impôts! Qui dit mieux? Il sait qu'il n'en sera rien, bien sûr. Mais tout le monde le sait aussi, donc c'est à peine un mensonge. Plutôt un coup du camelot Chirac, auteur de la formule fameuse : «Les promesses n'engagent que ceux qui les reçoivent.» On devrait pouvoir le garder comme relique. On lui donnerait un appartement à l'Elysée, sur les jardins. Cela lui éviterait de déménager. F. G.
Jeudi, mars 14, 2002
Le Nouvel Observateur