«On ne change pas le monde par la politique.» Qui affirme cela? Un ancien mao proche de Sartre pour qui le Talmud est la seule réponse à «l'abîme»
Cette façon de vivre suspendus aux sondages n'est pas raisonnable. La seule indication signifiante, c'est la courbe, la tendance d'une consultation à l'autre. Les chiraquiens, partis sûrs d'eux, suffoquent de voir le grand chef encalminé. Mais n'importe quel événement peut se produire et renverser une courbe. Jean-Pierre Chevènement jouit, lui, d'un vent favorable. Il en était tout enluminé, face à Olivier Mazerolles (France2). Il n'est pas nul, il s'exprime bien, il a immensément confiance en lui, pourquoi ne pas le soutenir? Pour une simple raison, en ce qui me concerne : c'est que Jean-Pierre Chevènement, au pouvoir, étranglerait l'Europe. Il l'abhorre. Il se délectait de ce qui devait être un échec honteux selon lui, l'introduction pratique de l'euro, il a le patriotisme d'un homme de 14-18, sus aux boches, il croit à la France éternelle emmitouflée dans ses frontières comme il croyait à la planification à la soviétique quand il était ministre de l'Industrie. S'il est en situation, Chevènement minera la construction européenne. Berlusconi, qui s'y emploie déjà, lui donnera un coup de main. La rengaine de la mondialisation finit par faire oublier que la seule force capable de s'opposer à ses effets pervers, c'est l'Europe et encore l'Europe. On était heureux d'entendre Daniel Cohn-Bendit, au «Grand Jury», le répéter avec la passion qu'on lui connaît. Titillé sur la faible cote de Noël Mamère ? toujours les sondages ?, il a su défendre intelligemment les Verts, qui en ont besoin. L'intelligence, c'est ce qui lui manque le moins, à DCB. Elle lui sortait de partout au cours de cette émission. Cette fameuse mondialisation va être la tarte à la crème de la campagne et, au-delà, le grand catalyseur des déçus de la gauche qui gravitent autour d'Attac, touristes de Porto Alegre, paysans libertaires, journalistes tiers-mondistes, communistes rénovants, maoïstes épuisés, écologistes politiques, syndicalistes critiques, trotskistes plus ou moins vaccinés (j'emprunte cette énumération au livre magistral de Christophe Nick, «les Trotskistes», Fayard; tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur cette armée de l'ombre). Le prochain président devra gouverner avec ce bouillonnement-là dans le pays, comme ses prédécesseurs ont dû gouverner avec les anticolonialistes aux basques pendant la guerre d'Algérie, puis avec les gauchistes pendant et après Mai-68. Le vocabulaire n'est plus le même. On ne vise plus la révolution mais la«transformation sociale». Un ancien gaucho, qui fut le chef du groupe maoïste obstiné, après Mai-68, à faire la révolution, prévient pourtant : on ne change pas le monde par la politique. Il s'appelle Benny Lévy. Il s'appelait alors Pierre Victor. C'est lui qui fut, dans les derniers mois de Sartre, son interlocuteur privilégié au grand scandale de l'entourage. Personne qui a connu Pierre Victor n'a sous-estimé son rayonnement, son autorité, ni supporté allègrement son sectarisme. Et puis le voilà sur LCI, en face de Plenel, pour parler du livre qu'il publie ces jours-ci, «le Meurtre du Pasteur». Il ne s'agit pas d'un roman policier! Le Pasteur, c'est Dieu pour qui les juifs n'ont pas de nom. Benny Lévy n'est pas un nouveau Nietzsche, qui le veut mort. Tout au contraire. Après avoir voulu changer le monde, transformer l'homme dans ce qu'il a de plus profond, après avoir pensé pendant quelques années que tout était politique, tout, il dit aujourd'hui : «Il faut se délivrer de la vision politique du monde, des gens qui s'imaginent qu'on peut transformer le monde par la politique.» Comment en est-il arrivé là? «Avant, j'étais mû par la haine de moi-même.» Mais la politique, sa croyance, s'est révélée impuissante à changer le monde et l'homme. Alors quoi? Croire en rien? «On ne vit pas avec l'Absence. Parce qu'au bout de rien, au bout de l'Absence, il y a la psychose, le suicide. Revenez à Platon, aux Anciens ? A Marx? risque Plenel. ? Non, pas à Marx .» Et l'apôtre qui a converti Sartre au caractère opérationnel des grands textes juifs pour inspirer une nouvelle pensée de gauche s'écrie : «On va à l'abîme!» Sa trajectoire n'est pas rare parmi ceux, juifs ou chrétiens, qui souffrent de l'Absence, comme il dit. Qu'est-ce qu'un dépolitisé qui voulait changer le monde peut bien mettre là où c'est devenu tout creux en lui? Les droits de l'homme? La thèse est à la mode, Benny Lévy la récuse. On ne remplit pas un trou avec rien. Va-t-il falloir recommander le Talmud? F. G.
Jeudi, février 14, 2002
Le Nouvel Observateur