A voir comment la presse traite le décès de Pierre Bourdieu, on se dit que, décidément, elle n'est pas rancunière
Pierre Bourdieu méprisait les journalistes, les insultait, a lancé contre eux ses chiens. L'entente était impossible : il voyait la presse truffée de valets du capital, la télévision ligotée par l'Audimat, le mur du silence dressé devant lui pour étouffer sa voix. Paranoïa : s'il avait eu la moitié du talent de communicateur de José Bové, il n'aurait pas eu à souffrir si cruellement d'être en manque de publicité. A voir comment la presse le traite, décédé, elle n'est pas rancunière, et c'est bien ainsi. Quant à la télévision, elle l'a bien servi en diffusant, sur Arte, un long entretien avec Günter Grass réalisé il y a peu chez le prix Nobel allemand. Comme il se plaignait de se heurter en France au «mur du silence», Grass trancha : «Ne gémissons pas.» Le discours de l'Allemand contre le néolibéralisme n'est pas très loin de celui de Bourdieu, mais vise surtout à ressusciter l'esprit et les valeurs des Lumières. Il constate avec regret que les contempteurs français du néolibéralisme manquent totalement d'humour, n'usent pas comme Diderot, comme Voltaire de l'arme puissante du rire. «Oui, répond Bourdieu, on nous dit : vous n'êtes pas drôle? Mais il n'y a pas de quoi rire! [?]Les forces qui nous oppressent sont terribles. Il faut inventer une nouvelle utopie, transformer les syndicats?» «Les syndicats, dit Grass, qui s'y connaît, c'est très lourd?» Et il revint à sa marotte, les Lumières. En face de Grass, massif, Bourdieu, qui avait fugitivement quelque chose de charmant sur le visage lorsque naissait un sourire, faisait un peu petit garçon. Mais enfin Lénine, c'était lui dans le duo. On sait que Bourdieu a été assistant auprès de Raymond Aron. Celui-ci a laissé dans son «Journal» ses impressions : «Il revenait de son service militaire? A l'époque, il promettait tout ce qu'il a tenu, un des grands de sa génération; il n'annonçait pas ce qu'il est devenu, un chef de secte, sûr de soi et dominateur, expert aux intrigues universitaires, impitoyable à ceux qui pourraient lui faire ombrage. Humainement, j'espérais autre chose de lui.» Il est bien connu que, humainement, il vaut mieux ne pas se frotter aux amis du peuple. Mais pour avoir publié «la Misère du monde», il sera beaucoup pardonné à Pierre Bourdieu. Le reportage d'«Envoyé spécial» sur la police de Chambéry m'a paru mal venu. En veille d'élection, c'est une opération politique, qu'on le veuille ou non. Il apparaît en tout cas dans ce reportage que, doublerait-on les effectifs de la police, les hordes de jeunes n'accepteraient pas davantage qu'un délinquant soit interpellé parmi eux. Une police paumée, désemparée, qui souffre d'insomnies et n'a pas envie de se faire tuer, ce que l'on peut comprendre, voilà ce que l'on nous a montré. Est-ce bien le moment? La Une ne fait pas mieux : dans «Sept à huit», produit par l'excellent Emmanuel Chain, ce ne sont que scènes terrorisantes, gens terrorisés, voyous goguenards, police impuissante. Du reportage bien fait, d'ailleurs, à la caméra cachée. Mais «Arrêt sur images» n'a pas eu tort de l'épingler. C'est très préoccupant, ce qui se passe en Italie. Berlusconi apparaît aux Français comme un personnage plus ridicule que menaçant. Sous certains aspects, il est ridicule, ce gominé, mais ce n'est pas la question. Selon Antonio Tabucchi, un bon écrivain mélancolique à la musique très personnelle («Il se fait tard, de plus en plus tard»), interrogé sur LCI par Edwy Plenel, le processus est engagé qui a mis successivement au pouvoir, de la façon la plus démocratique, Mussolini, Hitler, Salazar. D'abord on est élu dans les règles par le bon peuple, ensuite on phagocyte la démocratie, on la ronge jusqu'à l'os. Tabucchi cite, en Italie, quelques exemples inquiétants. Outre que, à la fin du mois, il n'y aura plus une seule chaîne de télévision qui ne soit sous le contrôle de Berlusconi. Les gouvernements européens commencent à s'inquiéter. La «bête immonde» de Brecht est en train d'accoucher d'un nouveau petit. Le défilé Saint Laurent à Beaubourg : j'ai eu le privilège de le voir de l'intérieur. Il semble que l'on ait beaucoup regardé chez soi et qu'un peu de la magie de cette soirée sans pareille ait percé les écrans. Ce que cette longue rétrospective du travail de Saint Laurent a fait sauter aux yeux, c'est la variété et la fécondité de son imagination. C'est rarement le cas des couturiers qui ont une, deux, trois idées-forces et qui, ensuite, la déclinent. Que va-t-il faire maintenant qu'il n'ira plus deux fois par jour avenue Marceau? S'ennuyer dans son palais de Marrakech? Ecrire, ce qui l'a toujours taraudé, mais avec un sentiment si aigu de la qualité, là aussi, qu'il tremble de se comparer? S'il se porte bien, je crois qu'il n'y tiendra pas éternellement, qu'un jour ou l'autre, il va refaire des robes. Pierre Bergé lui aura bien mis quelques milliards de côté dans cette éventualité. L'exemple est là: celui de Chanel, hors jeu pendant sept ans, huit ans, et resurgissant, souveraine, à 71 ans, sur la scène. F. G.
Jeudi, janvier 31, 2002
Le Nouvel Observateur