Quand, dans la presse, quelques linottes péremptoires se mettent à chanter le grand air de la vérité...
Vous avez 1 milliard de dollars qui traîne? La société de Bernard Arnault annonce son entrée, en France, dans la danse internet (LCI). C'est comme une sorte de vertige qui saisit tous les entrepreneurs, il faut en être. Et probablement, ils ont raison. «Envoyé spécial» a célébré ses dix ans avec une émission somptueuse réunissant dix de ses meilleurs reportages. Choix des sujets, qualité du filmage, rythme du montage. Cette équipe sait travailler et choisir ses fournisseurs. Modèle du genre, le creusement du tunnel sous la Manche, dans le sillage d'une machine monstrueuse. Mais on pourrait presque tout citer. Quelquefois, c'est bien, la télévision! Son histoire, vue de l'autre côté du miroir, fait l'objet d'une bonne série de Planète. Pas de vedettes, pas d'animateurs, pas de chanteurs. Les vrais acteurs. Ceux de la création de Canal+, par exemple. Et comment Lagardère, qui détestait André Rousselet, a raté l'occasion d'y entrer. Lagardère (Matra-Hachette), qui rongeait son frein depuis l'expérience désastreuse de l'ancienne Cinq, vient d'ailleurs de remonter sur son cheval en entrant dans le capital de CanalSatellite, et pas pour une bouchée de pain! (7 milliards.) Ce n'est pas l'alliance AOL-Time-Warner mais, à l'échelle française, c'est gros. Méchants patrons, braves ouvriers. Les choses sont malheureusement plus complexes et la douleur qu'exsude «Ressources humaines», qui se déroule dans une usine, n'est pas une leçon de marxisme appliqué. «L'Obs» en a largement parlé, je n'y reviendrai donc pas, sinon pour dire : si vous ne l'avez pas vu sur Arte, allez voir ce film en salles. Il y a là, entre le père ouvrier consciencieux et le fils devenu col blanc, quelque chose de terrible qui n'a jamais été si bien dit. «Ce n'est pas qu'on me critique que je ne supporte pas, c'est qu'on admire les autres?» Pour cette petite phrase extraite de son «Journal», on en pardonnera quelques-unes à Michel Polac, moins heureuses. Les autres, en bloc, il déteste. C'est son côté Léautaud. Entre Patrick Grainville et Emmanuel Carrère, auteurs à succès en bons termes, semble-t-il, avec eux-mêmes et avec les adjectifs, on lui sentait des envies de mordre. Mais c'est à PPDA et à son complice Eric Zemmour que revint le rôle de relancer une polémique récurrente entre journalistes. Pour les uns, toute vérité concernant les personnes publiques est bonne à dire, pour les autres, la France est le dernier pays où la presse respecte ? relativement ? les personnes, en particulier leur vie privée, il faut sauver cette tradition. C'est la position de PPDA et de Zemmour. Très vieux problème. En novembre 1911, «le Journal», quotidien tirant à près d'un million, sortit un matin avec ce titre en manchette sur deux colonnes à la une : «Mme Curie : une histoire d'amour avec Paul Langevin» . Elle était veuve, professeur à la Sorbonne, lui, marié, physicien célèbre. Le scandale fut immense. Elle venait de recevoir son second prix Nobel. Le jury du prix s'interrogea sur le point de savoir s'il pouvait annuler son prix, non encore remis! Son expulsion de l'université fut réclamée au cours d'une campagne menée par un journaliste ignoble mais de grand talent ? ce n'est pas incompatible ? Gustave Téry. Marie finit par s'exiler plusieurs mois en Grande-Bretagne. Elle avait été crucifiée. La nature de ce qui fait scandale aujourd'hui a changé, mais les délateurs ne sont pas différents : des chiens irresponsables. C'est ainsi que, plus près de nous, un honnête homme a été conduit au suicide, Pierre Bérégovoy. Et ne revenons pas sur la tragique affaire Salengro. Ce sont là quelques exploits de presse parmi d'autres, rares, mais qu'il faut rappeler de temps en temps quand des linottes péremptoires se mettent à chanter le grand air de la vérité pour habiller de vertu le journalisme de délation. Voilà Bernard Pivot tombé dans les filets d'internet, signe que toutes les digues s'écroulent. Sa célèbre dictée a été faite simultanément à New York, en Australie, en Italie, au Canada par des candidats que nous avons vus et entendus. Ça n'avait en soi aucun intérêt, mais quand les trains passent il faut les prendre avant qu'ils ne vous dépassent au risque de les rater. Donc, il a raison, Pivot. Mon rêve est de réussir une fois cette dictée sans faute. J'en ai fait quatre. Des mots impossibles! Jamais vu un arbre qui s'appelle ypréau! F. G.
Jeudi, janvier 20, 2000
Le Nouvel Observateur