On peut aimer les Anglais et néanmoins les trouver outrageusement stupides dans cette horrible histoire de vache folle
Miracle de la télévision... Au bout d'increvables noëlleries ont surgi, tard dans la nuit de Noël, un regard brûlant, deux yeux de biche frangés de noir, une voix de satin : Barbara. D'où ces images, d'où cette voix sortaient-elles, alors qu'elle a toujours refusé de traîner sur les plateaux de télévision, qu'elle se détestait avec son grand nez acéré? De ces archives retrouvées, concernant la plupart de ses chansons, émanaient une présence intense et cette quête d'amour qu'elle poursuivit toute sa vie, disant des spectateurs : «Il y a ceux qui ne veulent pas... Ceux-là, il faut aller les chercher un à un dans leur fauteuil», et, avec un sourire furtif : «Ils finissent par m'aimer.» Barbara avec ses notes et ses mots à elle, en gros plan, avec sa folie particulière. Ce fut un moment de bonheur, cette émission (Arte). Et puis la tempête déboula. Le siècle tourne sur ses gonds sans nous laisser respirer : marée noire, guerre du Caucase, vache folle... Il ne restera plus d'Anglais dans cinquante ans pour enterrer les dernières victimes de cette tragédie, selon les déclarations des conseillers médicaux du gouvernement britannique eux-mêmes. Plusieurs centaines de milliers de personnes ayant ingéré du bœuf contaminé sont potentiellement en danger de mort. On peut aimer les Anglais pour diverses raisons : leur force de caractère dans les années 40, Churchill, leur football, leur Shakespeare, leur Yeats, leurs Beatles, leurs grands excentriques et cette façon d'être à la pointe de la civilisation. On peut les aimer et les trouver néanmoins outrageusement stupides dans la façon dont ils conduisent cette horrible histoire de vache folle. Car ils continuent de s'empiffrer de viande empoisonnée, celle que, de surcroît, ils veulent nous fourguer. On sait que, grâce à la sagesse du gouvernement français, intraitable, elle nous est épargnée. La tragédie du sang contaminé, une fois, cela suffit. C'est sur ce chemin de croix que les dirigeants britanniques sont engagés. Manifestement les dernières révélations des chercheurs les ont cette fois ébranlés. Il s'agit maintenant pour Tony Blair de faire admettre la vérité par les éleveurs et par les consommateurs, qui, pour l'heure, sont surtout déchaînés contre les Français. Mais où va donc se fourrer le patriotisme pour qu'on le mette dans son bétail? Churchill réveille-toi! Les Russes, plus conformistes, en sont restés au bon vieux temps où l'honneur se gagnait et se perdait sur les champs de bataille. Pourquoi soutiennent-ils Poutine? Parce qu'ils le jugent capable de remettre leur économie en ordre, de maîtriser leurs milliardaires pillards? Nullement. Parce qu'il leur offre une guerre où ils espèrent restaurer leur honneur sali il y a trois ans par une défaite. Poutine leur a promis de leur laver ça en un rien de temps. Il a si bien compris la part d'héroïsme qu'exige tout humain que, selon une hypothèse non vérifiée, les attentats dits terroristes de Moscou n'auraient pas été l'œuvre des Tchétchènes mais d'Eltsine et de Poutine, complices pour déclencher une action punitive avant les élections. De leur côté les Tchétchènes ne sont pas des saints, mais, aujourd'hui, ce sont assurément des martyrs. Et en passant de la guerre à la guérilla, la tunique raccommodée de l'honneur russe pourrait bien subir quelques nouveaux accrocs. Si l'on se souvient bien de l'Afghanistan, la guérilla en montagne, ce n'est pas leur spécialité. Allons, M. Poutine n'est pas encore tsar. Robert Bresson est mort à 98 ans. Ses admirateurs ? dont je suis ? font débuter sa carrière avec «les Anges du péché». En vérité, il avait réalisé auparavant un film comique et travaillé avec Saint-Exupéry à l'adaptation pour l'écran de «Courrier Sud», mais cela a disparu de ses biographies officielles comme on enlève les taches sur la vie d'un saint. Je l'ai vu tous les jours pendant deux mois avant qu'il ne soit promu saint. C'était un jeune homme bien élevé, un peu britannique d'allure, ardent mais réservé, que tout séparait de Saint-Exupéry sinon qu'ils avaient l'un et l'autre de bonnes manières. Tout et en particulier l'idée qu'ils se faisaient d'un scénario, d'une histoire, de son traitement. Un jour, Bresson s'éclipsa. Si l'on peut dire d'un artiste qu'il laisse une œuvre intense, cohérente ? treize films dont l'esthétique et la métaphysique ont influencé profondément la génération qui l'a suivi ?, c'est Robert Bresson. Cette œuvre magnifique n'a jamais rencontré le public, seulement une poignée de fidèles. Elle n'a jamais franchi la rampe de la télévision et cela pose une question : qu'est-ce qu'une œuvre cinématographique sans public? F. G.
Jeudi, décembre 30, 1999
Le Nouvel Observateur