Les dévots d'internet

Comment expliquer à ces adeptes de la nouvelle religion que ce n'est pas en échangeant des messages avec Melbourne ou Vancouver que les hommes trouveront le paradis?
«Yougoslavie : suicide d'une nation européenne»: c'est le titre d'une série de documentaires impressionnants sur les Balkans, diffusés par France 2. Océan d'ambitions, de haines, de manœuvres, où la république fédérale est en train de se disloquer. L'intéressant, dans ce long récit, c'est qu'il montre tous les acteurs du drame, leurs conciliabules, leur démarche, leurs ruses, comme si on y était. Les crises qui s'ouvrent et s'enveniment, les passions nationalistes éveillées et exploitées. Parmi d'autres images étonnantes, le président bosniaque Izetbegovic, fait prisonnier par hasard à Sarajevo par un général serbe lui-même coincé avec ses hommes dans la ville et qui dit : «Je le hais mais je ne peux tout de même pas le tuer!» L'échange de captifs finira par avoir lieu. Agonie de Vukovar, agonie de la petite ville où commença l'épuration ethnique, mais Brian Lapping n'abuse pas des scènes d'horreur. A voir ces documents avec leur charge de passions, on se demandait comment la paix pourra jamais s'inscrire dans ce tissu de haines.L'homme était charmant, avec son visage chiffonné, son regard anxieux. On s'attendait toujours qu'une perle tombe de sa bouche, l'un de ces aphorismes qui ont rendu E. M. Cioran célèbre. Par exemple : «Si quelqu'un doit quelque chose à Bach, c'est bien Dieu!» Mais il y en a tant. Plus pessimiste que Cioran, on ne connaît pas. Son univers était d'un noir sans faille, son désespoir absolu. Roumain, il s'en fut faire des études à Berlin vers 1933, se prit d'un enthousiasme mystique pour le nazisme. Et puis cela lui passa. Il se fit étudiant à Paris, choisit d'écrire en français et y passa maître. «On n'habite pas un pays, on habite une langue», disait-il. L'un de ses titres résume son œuvre : «De l'inconvénient d'être né». Il ne s'en est jamais remis («Un siècle d'écrivains»).A vouloir trop prouver, «Arrêt sur images» s'est déconsidéré à essayer de démontrer que les reportages de Marine Jacquemin (TF1) sur les déportés kosovars n'étaient que des tire-larmes indignes du nom d'information. La journaliste, qui fait un travail remarquable, en suffoquait sous les piques d'une sociologue pédante. L'esprit critique, c'est bien. Le terrorisme intellectuel, c'est odieux. De grâce, que cette bonne émission nous épargne à l'avenir les sociologues pour nous commander quoi penser de ce que nous voyons.Les dévots d'internet sont tuants. Ce n'est pas une passion, c'est une religion. Ce n'est pas un outil technique qu'il faut mettre à profit, pourquoi pas, puisqu'il existe : c'est le véhicule d'une transformation des relations humaines et sociales. J'imagine que l'on disait la même chose du téléphone lorsqu'il est né. Mais les relations humaines ont la peau dure, si l'on ose dire. Et ce n'est pas en se grisant d'échanger des messages avec Melbourne ou avec Vancouver que les hommes trouveront le paradis.L'auteur d'un ouvrage sur «la Machine Internet», prosélyte enamouré, a essayé en vain de nous embobiner chez Pivot. Ça n'a pas marché. Il y avait là quelques spécialistes de l'information et de la communication dont les propos furent variés. Dominique Wolton évoqua l'état d'«ébriété technologique» dans lequel la société contemporaine est plongée, mais pour remarquer que, contrairement à une idée reçue, les gens ne sont pas manipulés par les flots d'informations qu'ils reçoivent. Selon lui, ils gardent la tête froide, en prennent et en laissent.Pour Ignacio Ramonet, on est passé de la recherche d'informations censées apporter la liberté de penser à une surabondance qui se transforme en censure. Censure par inondation, par asphyxie. On a de la bouillie dans la tête. Jean-Noël Jeanneney, historien, réfute énergiquement cette thèse. «Vous embellissez le passé», dit-il. Et il est optimiste sur l'avenir, en particulier sur le rôle de la radio, qui, selon lui, fait davantage l'opinion que la télévision, et beaucoup plus qu'internet, qui n'a en France que 2 millions de pratiquants. Que conclure? Que le progrès technique n'a jamais apporté du sens et qu'internet est simplement le dernier de nos jouets.Quel homme étrange que Philippe Séguin, ce grand dépressif crucifié sur la croix de Lorraine. Il a tout encaissé et puis crac. Plus masochiste que lui tu meurs. F. G.

Jeudi, avril 22, 1999
Le Nouvel Observateur