Oui, il y a dans nos villes quelques centaines d'adolescents non civilisés. Peut-on les récupérer? Ce n'est pas simple, mais cela mérite que l'on s'en donne les moyens
«Sauvageons» ne me gêne pas. Ceux que Jean-Pierre Chevènement nomme ainsi sont des petits sauvages. Sauvage est celui qui n'a pas été civilisé. Cela ne se fait pas tout seul. C'est difficile d'intégrer les contraintes de la vie en société, d'apprendre que l'on ne rosse pas un camarade pour lui voler son portable, qu'on ne poignarde pas un professeur parce qu'il vous réprimande, que l'on ne fait pas aux autres ce que l'on ne voudrait pas subir. Tous les bébés sont sauvages, il ne leur manque que la force physique pour casser autre chose que leurs jouets. Il y a aujourd'hui dans nos villes quelques centaines d'adolescents non civilisés, qui n'ont pas eu le plus souvent de modèle d'identification positive. C'est assez pour que, marchant le soir dans la rue, on ait le réflexe de mettre ses clés dans sa poche au cas où votre sac vous serait arraché, assez pour que les conducteurs d'autobus soient excédés, les professeurs exaspérés, les vieilles dames terrorisées, les jeunes filles? A elles, on conseillera d'apprendre d'urgence le judo sans attendre que les sauvageons aient été éduqués. Nous sommes tous responsables des sauvageons. Une société trop corsetée, qui a décrété il y a trente ans : «Il est interdit d'interdire», qui a joyeusement fait sauter les freins, les contraintes, les limites aux pulsions individuelles, une société secouée par un pareil séisme en une génération ne peut qu'accoucher de sauvages dans ses marges. La violence diffusée par la télévision fait le reste. Peut-on les récupérer, leur montrer qu'autorité n'est pas coercition, que civilisation n'est pas ordre moral, qu'un interdit que l'on s'impose à soi-même n'est pas une atteinte à l'honneur ? ils ont leur honneur dévoyé? Ce n'est pas simple. Mais cela vaut d'être tenté, et que l'on s'en donne les moyens, tous les moyens. «Envoyé spécial» a suivi trois ans de gestion municipale à Toulon, ville laboratoire du Front national, pour produire un document qui donne à penser. Cette gestion désastreuse et parsemée de prévarications a été celle d'hommes et de femmes qui étaient mal formés, mal choisis, malhonnêtes, placés là par copinage? Ce que voyant, chaque militant du FN a dû se dire : «Quand le parti sera au pouvoir, j'aurai ma planque, moi aussi.» Il y avait également une série d'anciens militants de la première heure, écœurés par les méthodes du maire, de sa femme, de Le Pen lui-même. La devise du Front, «tête haute et mains propres», les fait ricaner quand elle ne les fait pas pleurer? Quel effet l'amertume de ces anciens, leur découragement ont-ils produit sur la base? A-t-elle été quelque peu ébranlée dans sa foi? Ce n'est pas certain du tout. Et c'était toute l'ambiguïté de ce document par ailleurs remarquable. Dans «Envoyé spécial» également, le Soudan où la guerre civile ravage le Sud chrétien. S'y ajoute l'esclavage. Femmes et enfants sont razziés dans le Sud et vendus au Nord comme domestiques, comme futurs soldats, islamisés de force. De temps en temps, une ONG suisse réussit à racheter quelques dizaines de ces esclaves. C'est un convoi de 320 rapatriés qu'il nous a été donné de voir et d'entendre. Le Soudan fait partie de l'ONU. Il doit même y voter quelquefois. Mais il peut esclavagiser à sa guise. Qui se soucie vraiment du Soudan? Patrick Le Lay a décidé de supprimer «Ex libris», émission littéraire de PPDA, la seule que la première chaîne française consacre aux livres. Consternant. Les éditeurs se désolent. Cet arrêt de mort proviendrait d'un désamour entre le patron et le journaliste, dont l'origine ne regarde qu'eux. Il serait de leur intérêt commun que la querelle s'apaise. Depuis quelques jours, Alain Finkielkraut est sur toutes les chaînes, parlant de son «Ingratitude». Personne ne s'en plaindra. Sa véhémence ne s'use pas, elle croît d'émission en émission. Réactionnaire? Le mot est fade pour qualifier son dégoût de l'époque, son horreur de ce qu'il appelle la démocratie radicale, son exécration de la vénération du «nouveau» au mépris du passé, sa haine de l'enivrement technique, d'Internet. «La technique est notre destin, concède Finkielkraut, mais il faut la repenser pour s'en affranchir.» Bon programme pour un philosophe. F. G.
Jeudi, février 4, 1999
Le Nouvel Observateur