Les morsures de l'amour

Les humains d'aujourd'hui supportent mieux qu'un homme soit égorgé par un loup qu'un loup égorgé par un homme. Les humains ne s'aiment plus
On se disait bien qu'il manquait quelque chose à l'épopée du Paris-Dakar. C'était le ridicule. Tombés dans une embuscade tendue pardes Touaregs rebelles à cette nouvelle forme de colonialisme, quelques-unsont été détroussés, délestés de leur véhicule, abandonnés, penauds, dans le désert. Ils sont rentrés à pied. Leur barde, Gérard Holtz, en pleurait (France2). La grande misère, qui peut l'ignorer? C'est une lèpre sur la face de la France. Mais quelquefois on la connaît en chiffres. C'est froid, les chiffres. Et puis un reportage ou l'autre lui donne des visages et on les reçoit dans l'estomac. C'était le cas dans la dernière «Marche du siècle». Misère matérielle bien sûr, le froid, la faim, la quête d'un lieu pour dormir, mais ce n'est que la partie visible de l'iceberg. Invisible, la misère morale, le sentiment de la déchéance, la solitude, l'humiliation, l'exclusion. Un homme jeune, 36 ans, qui a longtemps refusé toute aide, disait que dans son quartier on entend : «Les gens comme ça, il faut les laisser crever.» Véronique Colucci était venue parler des Restos du Cœur. Elle est remarquable, cette jeune femme. Ce qu'elle a fait en dix ans de cette association qui ne se contente pas de nourrir trois mois par an, qui soutient tout au long de l'année, est assez extraordinaire. C'est une énorme machine, maintenant, où les gens sont traités avec respect. «Mais on ne va pas changer le monde», dit-elle. D'autres associations étaient représentées, la Mie de Pain, le Quart Monde. Là on entendit dans la bouche d'une jeune femme qui n'a connu que la misère deux phrases qu'il faut rapporter : «Ce n'est pas parce qu'on est pauvre qu'on est con», et : «Les pauvres aussi ont des désirs.» Il faudrait ne jamais l'oublier. Chiens, chats, loups ont été les héros de? «Bouillon de culture», prétexte à des échanges assez savoureux entre amoureux des bêtes. Roger Grenier parla de son chien auquel il vient de consacrer un livre, «les Larmes d'Ulysse», tout empreint de tendresse pour ce compagnon disparu. «Les chiens n'ont jamais fini de m'étonner, dit-il. On est fier quand on est leur ami. Romain Gary a sangloté quand il a appris que le mien était condamné. J'ai connu un chien, celui de Claude Gallimard, très gentil mais qui se fâchait quand il voyait Aragon. Il voulait le bouffer. Au cimetière de Sète, il y en avait un que le gardien avait dressé. On lui disait Valéry et il conduisait à la tombe de Paul Valéry?» «Moi, renchérit Noëlle Loriot, ardente, j'ai aimé passionnément un boxer. Je l'ai préféré à toute autre personne. Un chien est plus fidèle et plus attachant qu'un être humain qui vous échappe. On devient la risée universelle, mais c'est l'amour, l'amour pur. On aime pour être aimé.» «C'est terrible qu'on en arrive là, dit Catherine Rihoit, qui ne s'est pas consolée de la mort d'un chat. C'est une démission par rapport à l'humain. On demande l'amour à un animal.» Il y a tant d'hommes et de femmes en manque d'amour. Comment sourire de ces propos? N'a-t-on pas vu Napoléon bouleversé devant un chien qui pleurait sur la tombe de son maître? Pietro Celati, homme de grande culture s'il en est («les Grands Mythes»), rappela que chiens et chats existent à l'aube de la littérature. Homère raconte dans «l'Odyssée» que seul le chien d'Ulysse l'a reconnu quand il est rentré de voyage. Où les choses se corsèrent, c'est quand Nicholas Evans entreprit de nous attendrir sur les loups, «des tueurs fabuleux et c'est ce que nous sommes». J'aime bien les loups, qui sont beaux et fiers, mais à domicile tout de même? Nicholas Evans («le Cercle des loups») est leur défenseur frénétique et lyrique. La sensibilité au sujet des bêtes a atteint un tel degré que les humains d'aujourd'hui supportent mieux qu'un homme soit égorgé par un loup qu'un loup égorgé par un homme. Les humains ne s'aiment plus. Il y a trente-cinq ans, un poster de Che Guevara était accroché dans mon bureau. Un régime de justice sociale et de liberté allait naître à Cuba, régime austère, l'île était pauvre, mais avec un peu de cette gaieté propre aux Cubains. J'y croyais. On sait ce qu'il est advenu. Faire aujourd'hui un film sur le Che, c'est très bien, l'homme était intéressant et Maurice Dugowson sait travailler, mais pour l'édification des jeunes générations, il manquait à ce film la dimension de l'échec, échec du beau révolutionnaire romantique au gouvernement, échec dans ses relations avec Castro, échec dans la guérilla à l'extérieur. On dira que Waterloo et quelques millions de morts pour rien n'ont pas empêché que l'on fasse de Napoléon un mythe. C'est vrai. Alors laissons les admirateurs du Che se bercer de sa légende. Bruno Mégret chez Michel Field faisant sa chattemite : glaçant. Le Pen éructe, provoque, indigne. Lui distribue les sourires en disant : «Je veux le pouvoir et je l'aurai. 30% des Français ont déjà voté une fois pour le Front national. Je vais tous les récupérer. C'est Le Pen qui nous empêche de prospérer.» Vantard, le félon? Aux élections de juin, on verra jusqu'où. F. G.

Jeudi, janvier 21, 1999
Le Nouvel Observateur